20 janvier 2010 : figures de Vénus
retour

    Les "figures de Vénus", semblait-il, donnèrent du souffle à notre échange au long de cet après-midi du 14 décembre dernier, au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage de l'E.H.E.S.S. Ce furent d'abord les statuettes féminines de la Préhistoire, depuis 35.000 ans, par Claudine Cohen ; puis Vénus à la Renaissance, par Yves Hersant ; entre les deux, je parlais d'Aphrodite nue dans la sculpture grecque, en resituant celle-ci dans l'histoire de la sculpture de la femme nue, séduisante de beauté, en Occident, des origines jusqu'à nos jours - soit pour moi une autre façon de traiter l'histoire de la sculpture de la femme qui est en annexe de ce site (où je vous renvoie).
    Dans les limites d'un premier repérage en Occident, il s'agissait d'un historique de ces sculptures elles-mêmes (tantôt autorisées, voire abondantes, tantôt clandestines) et, en chacune des aires culturelles, il s'agissait de ce que des femmes et des hommes ont investi sur ces sculptures - grands marbres ou petites statuettes, idoles ou amulettes, soit dans un rapport privé, au domicile ou dans la tombe, sous le manteau ou en pendentif, soit dans un espace public, une place, un temple, un musée... ; en ce sens, c'est l'histoire de leur regard et leur toucher, de leur désir et plaisir, de leur accordance avec quelque divinité, de leur remise en confiance et en douceur d'aimer, de leur contemplation de la beauté, soit sur quelque horizon divin, soit de façon profane.

*

    Les sculptures de femmes nues, séduisantes de beauté, nous viennent des toutes premières formes d'art, il y a 35.000 ans. Mais c'est au Néolithique, avec la terre cuite, qu'on repère l'impulsion la plus forte, venue des cultes de la femme nue au Moyen-Orient depuis au moins 7 à 8000 ans (Innana, Ishtar, Astarté... en Mésopotamie, Syrie, Phénicie, Canaan...). Depuis ce fond culturel majeur, on constate alors des ruptures à partir du 1er millénaire : soit des rejets, soit des altérations par des contextes culturels différents. Je résume :
    1. le refoulement opéré par le monde biblique, à cause de l'interdit de sculpter la figure, et à cause du monothéisme : un dieu mâle sans parèdre ; donc l'exclusion de l'Astarté cananéenne : une lutte subvertie de toutes parts comme en témoignent les amulettes enfouies dans la ruine de Jérusalem (-587) et celles au temps des Macabées (-160) ;
    2. les Grecs ont quelque mal avec la féminité, mais portent au plus haut la séduction de la beauté (korês, déesses..) et ils excellent au vêtir ; tardivement, avec Praxitèle, ils importent l'étrangère venue d'Orient, Aphrodite, la déesse nue, mais d'une nudité qui n'est plus la même que celle de ses terres d'origine ;
    3. dans la suite de la culture biblique, le refoulement en terres d'Islam (l'interdit de la figure) et le refoulement en terres de Chrétienté (la réprobation du sexe : la nudité, c'est Ève, le péché originel) jusqu'à la Renaissance et son 'retour du refoulé', en Italie, puis en France, spécialement en France : un retour maladroit et hésitant d'abord, puis de plus en plus abondant et séduisant au XVIIIe sc. et surtout au XIXe, à la fin du XIXe, avec Rodin, l'Art Nouveau, etc. ;
    4. au XXe siècle, avec le rejet de l'enflure XIXe, de Rodin et 'l'Art Nouille', plus tard le rejet de la statuaire faciste, puis l'invasion de l'image, puis sous l'influence américaine... c'est l'étrange retour de l'interdit de l'art figuratif (avec son apogée dans les années 70-80), le déni de la beauté - donc de la séduction de la femme, de sa nudité...

*

    Pourquoi j'ai pris ce recul, à la fois dans l'espace et dans le temps ? Parce qu'en examinant l'évolution de la statuaire de la femme dans la Grèce antique, on s'interroge sur l'avènement tardif de la nudité (avec l'Aphrodite de Cnide par Praxitèle, vers -330 environ), suivie de son succès, d'une forte diffusion (surtout de la part des Romains). De fait, jusque-là dans la statuaire grecque, il était bien que les hommes soient nus, et il convenait que les femmes soient habillées, quoique celles-ci gagnèrent progressivement d'une richesse du drapé, soit dans l'ampleur, soit dans la suggestion du corps par le mouillé.
    L'avènement de la sculpture de femme nue en Grèce aurait-elle alors comblé une charge d'attente ? mais par là aussi la satisfaction d'une forme de plaisir profane, de plaisir pour le plaisir, de lubricité ? On devine ici un attrait des Grecs pour la nudité féminine qui diffère de la longue familiarité de la femme nue dans le Moyen-Orient, qui n'entraîne plus le même investissement : puisque là-bas il s'agissait d'une idole (d'une adoration de la déesse ainsi représentée, comme d'autres adorent un crucifié), il s'agissait d'un agréable porte-bonheur sous le vêtement, il s'agissait de la douce compagnie d'une statuette dans la tombe, ou de l'amulette favorable à la fécondité...
    Autant parmi les divinités grecques, la dimension tutélaire de l'amour n'était pas centrale, autant chez ces peuples du Moyen-Orient (à Sumer, en Mésopotamie, en Syrie, en Phénicie, en Canaan) la déesse femme était primordiale : que ce soit Innana, Ishtar ou Astarté, elles mettaient bel et bien l'enjeu des amours d'homme et femme au coeur de la vie : le bonheur des sexes, la fécondité, la fertilité.
    Autrement dit : en Grèce, un éclaté de multiples dieux et déesses ; au Moyen-Orient, un couple, une hiérogamie comme modèle ; en terres de Canaan, Baal (ou El) et Astarté ; chez les Hébreux, le monothéisme d'El, à l'exclusion de la féminité divine.

    Astarté. Chez les Phéniciens, au 1er millénaire av.JC, parmi les déesses sémitiques, elle s'est imposée seule comme incarnation d'une vitalité de moins en moins guerrière (telle la redoutable Ishtar) et de plus en plus sensuelle. Déesse de l'amour. Concrètement, en Canaan, dans la 'Terre promise' des Hébreux, arbre et fruit défendus, elle s'imposait par d'innombrables figurines nues, et par l'invitation au culte des prostituées sacrées sur les collines boisées : l'union sexuelle à ces femmes au service de la Déesse ne pouvait que favoriser la puissance génératrice, la fertilité des campagnes et la fécondité des troupeaux. Bref, la damnation d'Adam : Astarté en son jardin, avec son serpent - la figure d'Ève que le dieu biblique a chassée de son paradis.

    Il nous est extrêmement difficile d'imaginer, tellement cela nous est étranger - imaginer chez ces peuples du Moyen-Orient, depuis le fond des âges, une profusion de statuettes, amulettes et pendentifs de femmes nues qui procuraient à la fois le plaisir, le goût des relations sexuelles, et en cela même (inconcevable pour nous) une accordance harmonieuse à la divinité - amour et fécondité. Il y a là une grande et belle familiarité, un fond culturel majeur dans la profusion duquel on trouve le Cantique des cantique et Marie de Magdala. Mais c'est sur ce fond culturel qu'il nous est difficile d'imaginer les dégâts considérables apportés par le monde biblique, suivi du Christianisme : leur lutte farouche contre cette féminité séduisante, pour s'en tenir à un dieu unique, puis à ce même dieu venu épouser-féconder la Vierge, Marie, et s'attacher-sauver la Pécheresse, Marie-Madeleine.
    A la même époque, dans la Grèce antique, c'est une autre dépréciation de la femme qui est vécue, une autre tenue à distance. Tandis que la statuaire des hommes arbore fièrement leur nudité, la statuaire des femmes demeure longtemps vêtue et austère : des Victoires, des matrones, des initiatrices... C'est précisément dans ce contexte que l'audace de Praxitèle dût créer une brusque libération, mais sous un autre rapport à la nudité que chez les peuples du Moyen-Orient - un rapport profane, apparenté à celui qu'entretiendront les Renaissants, et celui du XIXe sc - et sans doute cela même que les avant-gardes modernes ont vomis.

*

    La peinture de Soulage (d'après l'exposé de Pierre Encrevé à la fin de ce colloque) nous amenait à pressentir ce qui s'est cherché avec ces figures de Vénus, depuis les toutes premières formes d'art. Soulage rapproche sa peinture de celle de la Préhistoire ; pour lui ce qui compte, c'est l'effet que procure l'oeuvre, sa présence ; en chaque oeuvre c'est une énigme, sans langage, un triangle entre celui qui l'a faite, l'objet et celui qui regarde ; sans langage, sans légende, sans titre. La trace, le visible et l'invisible à la fois. La présence. (Une thématique chère à Malraux, mais à sa manière, en insistant sur l'immortalité, l'intemporalité...).
    Sous un mode ou un autre, n'est-ce pas cette présence que les hommes et femmes ont approchée et entretenue dans la profusion et la diversité de ces sculptures de femmes, séduisantes de beauté, nues, depuis le fond des âges ?
    (Je dirais ici la grande Tradition de la sculpture, sachant toutefois que la statuaire fige cette présence, même si elle en procure le toucher et la vue, alors qu'il n'est vraiment de présence que vivante : la venue d'une femme - en cela les prophètes auraient eu raison de condamner les idoles).

*

P.S. En parlant toujours de nudité féminine en sculpture, il est éclairant de comparer les deux grands vides et les deux reprises : d'une part, le hiatus entre la fin de la longue Tradition du Moyen-Orient, et l'avènement en Grèce de l'Aphrodite nue ; d'autre part, chez nous, il y a un siècle, le reniement de l'excès des nudités sculptées, jusqu'au retour, récemment, des cours aux Beaux-Arts sur des modèles nus, et de plus en plus, dans les salons, les galeries et internet, une débauche de nus.
    La grande différence entre l'avènement du nu chez les Grecs, et le retour au nu en France aujourd'hui, c'est que durant les siècles qui ont précédé et préparé l'audace de Praxitèle, les Grecs ont cherché à porter au plus haut la séduction de la beauté, avec des figures de Korés, de déesses, et qu'à défaut de sculpter leurs corps nus, ils se sont exercés tant et plus, et avec excellence, à rendre la féminité dans son vêtir, dans son jeu de voiles, si bien que lorsque enfin l'Aphrodite nue fut osée, elle était chargée d'une énorme attente, 'enfin on va voir' - mais soit donc chez elle une pudicité et les milles rééditions d'harmonies du vêtir - bref, une charge culturelle qui n'existait pas chez les peuples du Moyen-Orient, comme s'ils n'avaient su que traiter la 'nudité crue'.
    Chez nous, si aujourd'hui on revient directement au nu (comme un retour du religieux), n'est-ce pas trop abrupt, alors que depuis trois générations, notre esthétique était façonnée au rejet de tout figuratif, de toute corporéité sculptée, et pire, le déni de la beauté attachée à la corporéité ?
    L'histoire des Grecs n'est pas la même, mais nous pouvons apprendre d'eux la vertu des phases intermédiaires, spécialement dans la quête de la beauté et les performances du vêtir, jusqu'à l'avènement d'Aphrodite nue. Tandis que nous, nous passons d'un extrême à l'autre, des nus de Rodin à l'interdit de toute sculpture figurative, et sans ambages le retour au nu.
    D'où ma question : est-ce que pour nous, après un siècle de modernité dans l'art - est-ce que l'apprentissage et l'entraînement aux jeux du vêtir ne seraient pas une bonne pédagogie pour en venir au nu - autrement dit une phase intermédiaire entre les qualités indéniables des traitements abstraits et les séductions de beauté de la figure et du corps nu de la femme ? Pour réaliser son Balzac, Rodin, en sculpteur de son époque, estima nécessaire de partir d'un homme nu ; mais son travail le plus génial fut de trouver une allure qui n'était qu'un certain jeu de voiles ; à l'inverse, est-ce que la bonne école aujourd'hui, ne serait pas d'apprendre à exceller dans le vêtir, pour ensuite seulement faire tomber le voile et libérer le visage, le corps ?
Car de quoi s'agit-il, sinon du rendu de la présence, en retrouvant le nu ?

Astarté
16cm Univ.d'Haïfa





Vénus de Cnide
120cm Louvre





L'éternel Printemps
Rodin 1884