20 mars : désir/désert
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     Le CNIT, à Paris-la-Défense, en 1958, bien avant les tours de bureau, fut le premier ouvrage d'importance construit en ce quartier moderne, autrefois quartier d'ateliers et d'industries mécaniques. Centre National des Industries et Techniques, il devait être un espace d'exposition pour les industries, alors que la surface du Grand Palais était trop étriquée. Prouesse d'ingénieurs, sa vocation industrielle était au cœur du projet, sa fierté. Mais plutôt qu'un 'Palais de la mécanique', comme on l'appelait au début, il devint un formidable lieu de Salons, des Floralies à la Plaisance.
     C'était un vide splendide, un volume double du Grand Palais, un espace colossal d'exposition sans aucun pilier. Une immense voûte en béton, non pas élevée au-dessus de deux murs porteurs à 12-15m l'un de l'autre comme une cathédrale, mais s'appuyant sur trois points au sol à 220m l'un de l'autre - une telle portée étant un record du monde - sur 3ha, autant que la Place de la Concorde. Une voûte en double coque de béton, formant un triangle équilatéral qui épousait la forme du terrain d'anciennes usines. "Depuis les grandes cathédrales gothiques, on n'a rien fait de semblable" disait Malraux. Avec un autre avantage sur les cathédrales : le creusement du sol sous la voûte et par là l'étonnante sensation à la fois de profondeur et de hauteur - cirque pour ciel.
     La conception de la voûte elle-même était si ardue, qu'elle fut l'objet d'une intense émulation entre les meilleurs ingénieurs de l'époque ; et son exécution si acrobatique qu'elle requit autant d'études que la conception, et qu'elle fut menée en vingt-sept mois, dans un fantastique ballet d'échafaudages mobilisés par toute la France. Le plus grand chantier du monde (1).

     Trente ans plus tard, en 1988, par une étrange aberration, cet immense espace intérieur a été comblé et recyclé en fourre-tout tertiaire et commercial. La Grande Arche s'achevait, un exploit chassait l'autre. Etait-ce l'horreur du vide, le besoin effréné de remplir, l'impératif aveugle de rentabiliser les m2 ? Cette splendide cathédrale moderne fut bétonnée intérieurement jusqu'à toucher la voûte, bourrée de bureaux, gavée de boutiques, étouffée (2). Toute sensation d'immensité à jamais perdue. Toute prouesse initiale rendue totalement vaine et nulle. Et pire encore, la dérision du résumé de Wikipédia : "les structures intérieures furent totalement vidées et retravaillées pour y accueillir près de 200.000 m2, au lieu des 100.000 m2 précédents". Vider le vide ! 100.000m2 de vide estimé inutile contre 200.000 de plein : m2 pour m2, il fallait rivaliser avec les tours de bureaux selon la seule logique d'affaire. (Ce qui n'a pas empêché, loin de là, les multiples gâchis d'espaces mal utilisés et laissés pour compte, des espaces vides pour rien - ce qui porte à penser qu'une société qui n'entretient plus la vertu du vide, laisse mille choses tourner à vide).

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     Il est un autre modèle du rapport vide/plein qui donne à réfléchir dans le vécu de notre modernité. Durant des siècles, les sociétés ont entretenu une dimension locale, elles fonctionnaient en localités : leur habitat, leur bâti de villes et villages se devait d'agglomérer, de ramasser le plus possible ; et cela pour trois raisons, 1° pour le besoin de se sentir à proximité, le besoin de se serrer à l'intérieur d'une enceinte protectrice, 2° pour épargner la terre, la terre nourricière, et 3° pour s'en tenir à 'l'échelle humaine', celle des déplacements à pied.
     Avec les temps modernes, ces trois raisons étant dévaluées, la croissance urbaine s'est faite extension et dissémination indéfinie d'une occupation du sol par divers bâtis, habitats et objets - ne serait-ce qu'à cause des bagnoles suppléant à 'l'échelle humaine' de la marche à pied, tout en imposant leur danger, leur bruit, leur pollution... Regardez les paysages d'autrefois dans les peintures flamandes, voire encore les Impressionnistes, regardez les contrastes entre pleins et vides, entre agglomérats et plats pays : c'était autant de localités, de sociétés locales se distinguant par leurs distances les unes des autres. Leurs identités - " d'où es-tu ? ". Aujourd'hui, sauf espaces protégés, tout s'emmêle, s'embarrasse et s'encombre au détriment de la distanciation, du vide, des horizons découverts, c'est-à-dire des sensations d'espace... Conséquence : les gens d'aujourd'hui vont chercher le désert 'ailleurs'.

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     Avec la vie moderne, l'occupation des logements connaît une dissolution similaire du rapport entre le vide et le plein. Sous l'effet conjugué du consumérisme et de l'embarras des richesses, les intérieurs se remplissent de plus en plus de meubles, équipements et affaires de toutes sortes, y compris les murs couverts de choses à voir. Il n'y a quasiment plus d'espaces libres et disponibles. Tout est plein. Mais alors comment, sinon ailleurs - comment dans de tels lieux pourraient fonctionner l'évasion, la sortie, l'horizon ouvert, la disponibilité, le manque, et par là même le désir de l'autre qui s'ouvre avec largesse à lui et l'accueille ? Au plus intime, notre manque fondamental s'est encombré de succédanés, de pacotilles.


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     A cet espace grevé correspond le temps - le temps occupé, surbooké des gens d'aujourd'hui. Lorsque s'amenuisent et s'étiolent les moments de s'arrêter, d'écrire une lettre à un proche. Lorsque les occupations ne sont plus équilibrées par la pause, le silence, la réflexion, l'étonnement d'aimer, le rêve.... Ce sera l'objet du prochain 20 du mois : "Nous prendrons le temps de vivre".

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     Pourquoi un sculpteur en vient-il à prendre en compte ces considérations de vide et de plein, de désert et de désir qui caractérisent notre modernité occidentale ? Parce qu'il s'en trouve interrogé. Parce que sa démarche va précisément à contre-courant de cette fâcheuse tendance d'époque. Pour lui, sculpter c'est se retirer dans le silence et le calme de son atelier, dans une vacuité, une longue attention et contemplation, de même que ses plages, ses nudités d'aimer.
     Et comment alors ne pas ressentir qu'il soit lieu d'envie et d'admiration à cause de ce luxe rare, et qu'il soit lieu de malentendu, de mise en marge, de laissé à part, de solitude ? Et comment sa sculpture, si empreinte de désir et désert, de manque et de vide, de présence silencieuse - comment serait-elle désirée et accueillie ? Comment trouverait-elle sa place dans des mondes aussi pleins d'affaires et d'occupations, de "l'embarras des richesses" (3) ? Ne serait-ce que cette objection qu'il entend si souvent : on aimerait bien cette sculpture, mais où va-t-on pouvoir la mettre ? Passe encore les tableaux et gravures qui prennent peu de place aux murs, la création d'une sculpture exige qu'on lui crée espace et temps.
     Comme il en est des nudités d'aimer - aux commencements de la Création : désir / désert.



(1) http://www.dailymotion.com/video/x4y1ui_chantier-de-la-defense-cnit_news. Évolution des temps : à l'époque, c'était l'équipe d'ingénieurs et d'architectes qui signait l'œuvre ; pour l'Arche ce sera l'architecte qui sera mis en avant (O.Von Spreckelsen), avant qu'on dise simplement la Tour Jean Nouvel.

(2) Sans doute que la Grande Arche ne pouvait supporter la concurrence, à côté d'elle, d'une autre grande voûte encore plus performante. Il fallait "l'amortir". Pourquoi n'avoir pas bétonné de même l'intérieur de la cathédrale d'Amiens ?

(3) Un trait qui n'est pas seulement de notre modernité : Cf "L'embarras des richesses - la culture hollandaise au Siècle d'Or" par Simon Schama (Gallimard 1991), et, du même titre, la comédie en trois actes de 1725, avec l'Ecole des bourgeois (cf.Google).


P.S.1 "Certificat de profondeur !". A l'occasion de l'exposition de Lucian Freud à Beaubourg, la critique du Monde (12.3.10) se permet de "descendre" méchamment ce peintre en disant qu'il manque de "grandeur". Je cite : "On voit tout se qui se perd entre Freud et ses inspirateurs. Eux, comme Bacon (Otto Dix, Georges Grosz, Egon Schiele..) et comme tout artiste profond, quel que soit son mode d'expression, sont portés par une nécessité intérieure, des idées, des pulsions...". Comment ne pas être atterré par la lecture de cette évaluation de l'œuvre d'art qui tombe comme un couperet, dans le pur arbitraire, en usant des qualificatifs à la mode ? Ici les bons, les profonds, les intérieurs, là les mauvais. On notera que le qualificatif 'hauteur' n'est pas à la mode.

P.S.2 Mon étonnement avec le 20 du mois dernier rendant hommage à Jean Ferrat : le poème d'Aragon !!!









le double anneau
bronze 2009 n°4/8,
fonderie Landowski, L.27cm