20 juin 2008 (réécriture du 20 février 2011)

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l'impact des Psaumes

     Depuis près de 3000 ans, les Psaumes ont été le fond de prière issu du Judaïsme, approprié ensuite par le Christianisme. Essayons de comprendre ce qui en découle jusqu'à nous aujourd'hui :

     1° en disant prière, nous disons, derrière les rites, gestes et attitudes, l'expression d'hommes et femmes vers l'absolu, leurs tensions et aveux depuis l'intime d'eux-mêmes, leurs dispositions d'optimisme, de confiance, de gratitude, de soumission, de tolérance, d'angoisse, d'intolérance, de vengeance, etc. ; autrement dit : tel que tu es habitué à prier, tel que tu es d'une culture de prière, tel tu es disposé profondément dans la vie. Autrement dit, c'est la part intime du fond culturel qui distingue le Catholique, le Protestant, l'Israélite, le Musulman, l'Hindouiste, le Bouddhiste...

     2° dans le monde israélite de la Bible, le livre de prière des Psaumes est d'une époque et d'un milieu très singulier - il remonte à David, mais pour l'essentiel il a été composé et fixé avec le Judaïsme d'il y a 2500-2200 ans à Jérusalem ; il se résume, nous le verrons, en un mode de clameurs et cris, un mode de plaintes et implorations, un mode de louanges et actions de grâce ;

Nous mesurons l'importance pour nous de l'héritage culturel grec, nous entretenons sa philosophie, sa mythologie, sa tragédie, sa sculpture... ; mais imaginons que cette même Grèce nous ait légué, dans une qualité similaire, un ensemble de prières dont l'Institution religieuse occidentale aurait fait Son Fond de prières ? Imaginons de même un ensemble de prières Celtes dont l'Europe religieuse aurait fait Son Livre ? Tel fut le sort du livre des Psaumes issu du peuple juif il y a 2300 ans. Un legs de portée considérable. Mais a-t-il jamais été pris en considération comme tel ?

     3° tel quel, ce fond des psaumes, extrêmement humain et sensible, s'est naturellement perpétué par la Tradition de prières des croyants juifs et par la Tradition des chrétiens ; pour eux, par conséquent, ce fut une longue, longue imprégnation de ces dispositions profondes ;

A noter que l'Église, en supplantant le Judaïsme, en estimant qu'elle était l'accomplissement d'Israël, et par conséquent son abolition, s'est appropriée tel quel le fond de prière israélite des psaumes. Elle en a fait sa base de prière (tel le Bréviaire, c'est-à-dire les 150 psaumes chantés par les moines et récités par les clercs sur les 7 jours de la semaine). Les références proprement locales-nationales, comme l'exaltation de Sion ou Jérusalem, ou la gloire d'Israël, pouvaient être avantageusement maintenues, au registre allégorique et spirituel - les Juifs n'ayant rien à dire, puisqu'ils étaient à la marge, et pire. Mais scandaleusement, depuis 60 ans qu'Israël est redevenu un État dans la terre même que chantent les Psaumes, l'Eglise continue à chanter, benoîtement, par ces mêmes Psaumes, la Gloire d'Israël et le Triomphe de Jérusalem ! Sans compter les milles anachronismes de références culturelles, et surtout le fond anthropologique dont nous parlons ici.
A noter surtout que la prière qui correspond le mieux à la nouveauté du message de Jésus de Nazareth (au spirituel-culturel qui lui était propre), c'est le 'Notre Père' qu'il a enseigné à ses disciples, lorsque ceux-ci lui demandèrent : 'apprends-nous à prier... !'. Il aurait pu leur dire : 'vous avez les Psaumes'. Non, il a laissé venir des mots sensiblement différents, à la fois neufs et anciens, dans la fraîcheur et l'aménité de son message. Mais vues la fortune et pérennité des Psaumes dans son Église, il faut croire que l'atavisme a été plus fort - et qu'il l'est toujours. On note en ce sens un passage très significatif de la Bible de Jérusalem (1998) dans son introduction aux Psaumes : "L'Église chrétienne en a fait, sans changement, sa prière officielle. Sans changement, ces cris de louange, de supplication ou d'action de grâce, arrachés aux psalmistes dans les circonstances de leur époque et de leur expérience personnelle, ont un son universel, car ils expriment l'attitude que tout homme doit avoir en face de Dieu. Sans changement dans les mots, mais avec un considérable enrichissement de sens... " : la Nouvelle Alliance, la venue du Messie, le Fils de Dieu, etc... Une telle affirmation catholique est choquante et confirme l'atavisme dont on vient de parler : 1° en restrictif : dire 'le considérable enrichissement de sens' (chrétien), c'est dire que sans lui la vérité des psaumes serait bornée ; 2° en extensif : affirmer la portée universelle des psaumes et plus encore, dire qu'ils expriment l'attitude que tout homme doit avoir en face de Dieu' ; alors qu'évidemment, même s'ils sont témoins d'une grande profondeur d'humanité, ils sont d'une époque, d'un milieu et d'un culte singuliers, tandis que chaque homme, chaque femme, selon sa culture, se doit d'approfondir sa vérité propre et la forme d'expression qu'il s'en donne, serait-ce à partir des psaumes ou en étant étranger aux psaumes. De même qu'on admire la sculpture grecque, sans pour autant prétendre l'arrêter comme le modèle de toutes sculptures de l'histoire humaine.
Un ami exégète, Michel Saillard, fin connaisseur des psaumes, me confirme ce propos et me signale que dans la nouvelle version des psaumes mise par l'Eglise à la disposition des fidèles ('Prières du temps présent') des mutilations ont été opérées : des psaumes exclus (58, 83, 109) et d'autres purgés de versets particulièrement violents : 35,20-21.23-26 ; 58,6b-9.12-15 ; 63,10-12 ; 79,6-7.12 ; 110,6 ; 137,7-9 ; 139,19-22 ; 140,10-12 ;141,10 ; 143,12 ; mais non pas 71,13 ; 110,5b - pourquoi ?

     4° outre cette flamme nourrie des croyants, il y a tout lieu d'imaginer que ce même feu ait couvé et se soit maintenu sourdement, par inertie et atavisme, dans l'inconscient des hommes et femmes d'un monde moderne ayant délaissé la prière : une fois évacuée la pensée, le cadre est resté.

On s'interroge habituellement sur ce qui a pu remplacer ou tenir lieu de croyance en Dieu et d'espérance dans notre monde moderne sécularisé. On peut aussi se demander : à quelles formes de ferveurs profanes les habitudes de prières judéo-chrétiennes, une fois délaissées, ont-elles fait le lit - meetings, shows médiatiques... ?

     D'où les interrogations en chaîne : en quoi ces dispositions d'humanité des psaumes se sont-elles maintenues dans notre société occidentale séculière ? En quoi ont-elles été altérées, amorties ? En quoi les psaumes ont un impact inconscient sur les formes d'expression d'art actuel ? Et dans ma sculpture ?


Quel est ce fond cultuel-culturel des Psaumes ?

     # Au cœur de la Bible, le Psautier contient 150 prières (environ 150 pages). Un livre d'une très grande richesse, d'une profonde expression d'humanité. Un ensemble disparate. De la poésie lyrique composée par une élite pieuse du peuple juif, au long de quelques 5 à 8 siècles, depuis David (-1000, le signataire fictif ou réel de la moitié du livre, le héros principal) jusqu'au temps de l'Exil et à son retour (-538), la Restauration, et même jusque vers -160 (la Résistance contre l'Hellénisme), lorsque l'ensemble du psautier s'est cristallisé. Les psaumes reflètent donc l'évolution de cette dernière époque, tout en célébrant et chantant les grandes heures monarchiques d'autrefois, leurs bonheurs et leurs drames (entre David et l'Exil) ; autrement dit, il y a du passé et de l'archaïsme reformulés dans de la modernité.

     # Si l'on s'en tient à cette modernité (-2500-2200), qu'en est-il ? Un peuple de taille modeste, dont une minorité autour de Jérusalem, une majorité en diaspora. Un peuple traumatisé par l'Exil à Babylone (-587-538) : la Shoah de l'époque. Une théocratie nostalgique d'une monarchie perdue. Soit une vigoureuse restauration religieuse centrée sur le nouveau Temple à Jérusalem et ses offrandes, ses sacrifices. Un dieu unique fortement affirmé. La certitude que ce dieu a choisi et élu ce peuple, qu'il lui a donné sa terre et sa 'promesse messianique'. Une forte fierté donc. Et donc le rejet des idolâtries et des 'restes de dieux' des peuples avoisinants, et surtout l'adversité contre ces voisins, avec des craintes réelles d'être anéanti ou occupé par les plus grands : Mésopotamie, Égypte, puis Grecs...

     # Toutefois on soulignera une évolution significative de cette époque biblique : une individualisation progressive de la foi que vont exprimer les psaumes. Du fait que la piété devient plus personnelle, la prière se fait un colloque intime avec Dieu, chaque être devenant unique pour Dieu, et non plus d'abord le peuple. Il s'agit là sûrement de la 'fine fleur' du monothéisme biblique (à nulle autre pareille dans les autres foyers de civilisation d'époque et autres religions) : soit le meilleur d'une imprégnation de confiance, d'humilité, de douceur, de bonté. Mais aussi, en contrepartie, du fait d'être 'à part' (d'être 'saint'), la levée d'un monde d'adversités individuelles, donc de polémiques ; soit des appels en justice à n'en plus finir, jusqu'à 'l'invention de la résurrection' afin que soit assurée une juste rétribution par Dieu, une juste récompense après une vie malheureuse.

     # Dans ces prières, si David est retenu comme le principal auteur et acteur (individuel et collectif : le mystique et le roi), ces textes ont aussi l'empreinte des figures modernes, celle de Jérémie ('homme de querelle et de discorde'), celles de Daniel, de Job ; la figure du Juste et Serviteur d'Isaïe, accablé de souffrance ; la figure attendue du Messie, sur le modèle de David, soit dans la douceur/humilité, soit dans la dramatique.

     De ce monde cultuel-culturel biblique, en pleines tensions et évolutions il y a 2500-2200 ans, on peut dire alors que le Livre des psaumes transcrit plusieurs strates, plusieurs âges : il charrie des archaïsmes d'agressivité, de revanches (les guerres de David..) ; il traduit profondément la souffrance, l'épreuve, mais ce faisant il entretient aussi des propensions à gémir, à se plaindre ; enfin, au plus sage d'humanité, il formule ce qui n'est qu'abandon, confiance, louange, gratitude, émerveillement.
     De ce fait, à côté du classement littéraire habituel des psaumes en trois genres stylistiques (hymnes, supplications, actions de grâce), on peut aussi classer le contenu des psaumes en trois formes d'expression. (Je dois à Jean Grosjean les premiers repérages de ce 'bilan des psaumes') :
     1° des clameurs et des plaintes contre le mal et l'ennemi, collectif ou individuel : imprécations, exécrations, appels à la vengeance, chants de victoire... - tel le fameux psaume 110, davidique-messianique : 'Dixit Dominus', tant ressassé par l'Église, de Vivaldi à Mozart...
     2° un bon tiers d'expressions de lamentations, de supplications collectives et d'implorations individuelles - 'Des profondeurs je crie vers toi, Seigneur, écoute ma prière'...- tel le 'Kyrie' chrétien, l''Agnus'...;
     3° un bon tiers d'expressions de prière confiante, de louanges, de bénédictions, d'actions de grâce...- 'Magnificat', 'Gloria'... - dans la veine du 'Notre Père'.

     On en vient ainsi à s'interroger sur ce qui reste de ce fond d'habitudes chez les hommes et les femmes d'aujourd'hui en France : chez ceux qui ont quitté toute pratique religieuse et ceux qui n'y ont pas été éduqués. Dans cette sécularité moderne, s'il est hors de propos de s'adresser à Dieu, dans quelle mesure l'atavisme de dispositions agressives et l'atavisme de plaintes, issus des psaumes, seraient-ils toujours là, non résolus, quelque peu vivaces, comme braises sous cendres prêtes à être ranimées. On pourrait les comparer aux propensions du petit enfant aux colères et aux pleurs ; mais autant celles-ci s'apaisent en grandissant, autant les atavismes dont nous parlons seraient chevillés à l'âme, avec une charge d'absolu, puisque cela s'est forgé sur des siècles dans la prière.
     Dolorisme de la culture occidentale (inconnu en Chine) : marques culturelles héritées d'une religion de la Croix, marques d'une religion de la Shoah, les uns "gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes", les autres dans la complainte du malheur. Avec cette interrogation : la tendance à être grincheux et agressif, ainsi qu'à se plaindre, porterait-elle à voir exagérément le mal, l'ennemi, l'adversité, et cela avec d'autant plus de charge qu'il n'y a plus de Ciel pour encaisser, qu'il n'y a plus les 'bras de Dieu' pour aller pleurer ?
     Quant à la troisième forme d'expression des psaumes, la louange, la bénédiction, la confiance, l'action de grâce, tout cela est gommé dans notre sécularité moderne ; mais serait-ce dire que dans nos réjouissances et fêtes, nos succès et heureux évènements, une fois oubliée la gratitude vers quelque Ciel, on risquerait d'éteindre aussi la capacité de reconnaissance, d'étonnement, d'émerveillement ? Suffisance et fatuité de ceux qui estiment que c'est normal d'avoir tout ce qu'ils ont.

     Mais alors n'est-ce pas ainsi qu'on pourrait s'expliquer trois traits caractéristiques des avant-gardes de l'art depuis un siècle : 1° l'art se voulant témoin contre le mal, ou témoin des malheurs, 2° le sombre et la dénégation, 3° la part la moins avouable, la moins risquée : le bonheur, la joie, la gratitude ? N'est-ce pas là, je le répète, l'effet de l'immense courant d'un fleuve inconscient, depuis deux millénaires, avec des tensions d'absolu toujours latentes, que la modernité a défaites ou ranimées autrement ?

     Qu'en est-il donc de ces marques culturelles dans ma sculpture ? Dès ses débuts, ma démarche m'a semblée devoir découler d'une attention très sensible et critique à l'histoire de ce fond d'héritage cultuel-culturel - du biblique à aujourd'hui : 1° je sais l'atavisme d'agressivité quelque peu emmêlé à mon émotivité, j'évite de m'y prêter par des œuvres témoins du mal et des malheurs ; 2° j'évite aussi d'accorder sa part à l'atavisme de lamentations et de plaintes ; 3° reste donc les expressions de bonheur : au plus souhaitable, il m'importe de savoir correspondre à ce qui a du goût et de la saveur, de la suavité, ce qui va me séduire par sa beauté ; il m'importe d'aller cette démarche simple, en sachant que c'est là une expression de confiance, d'émerveillement, de gratitude ; avec la secrète intuition que si Dieu est, il est à la discrétion du visage des miens, à commencer par les visages qui me tiennent le plus en désirs et mystères - désirs inconnus, séductions et beautés....










le noeud
terre avril 2008
h.23cm