Quelle représentation de Jeanne dans son église de Rouen ?

   A Rouen, sur la place du Vieux Marché, impressionné par le grand Monument mémorial de Jeanne au bûcher, lorsqu'on entre dans son église, quelle nouvelle représentation de Jeanne est-on disposé à recevoir ? Telle était mon interrogation en recevant la commande. Plutôt que la facilité de rééditer un des moments passés de sa vie (Jeanne au bûcher, au procès, au combat, à Domrémy...), il m'a semblé plus juste, dans cette église, ce lieu unique, que Jeanne nous rejoigne depuis son Ciel : soit la représentation d'une femme accomplie, pleinement féminine dans sa grande robe et chevelure moderne, son visage d'innocence, son regard accueillant, le souffle de l'Esprit qui l'habite, la symbolique des flammes redoublée ici par le grand buisson de cierges, afin d'exprimer son ardeur d'aimer.
   Mais plus encore, à la recherche des traits de Jeanne aujourd'hui, je rapprochais sa fortune de celle de Thérèse de Lisieux (1873-1897) : deux jeunes femmes qui sont de la même époque dans leurs procès en canonisation et l'immense succès de leur culte ; mais un succès, pour la 'petite Thérèse', qui s'est appuyé durant plus de 60 ans (canonisation comprise) sur un faux visage et de faux écrits. Avec l'accord de l'Eglise, succès médiatique oblige, tout avait été trafiqué par la sœur aînée et prieure du Carmel, Mère Agnès : l'angélisme diaphane du visage, les yeux mièvres, les écrits pieusards ('Histoire d'une âme'). Jusqu'à ce que, à la fin des années 1950, Mère Agnès étant décédée et sous les avancées de l'Histoire, on exhume et diffuse abondamment les photos réelles de Thérèse, et qu'on réédite ses écrits 'dans leur teneur originelle' (selon les articles de Google qui dissimulent hypocritement cette triste affaire).
   D'où mon interrogation : à la faveur de ce lieu unique (impensable ailleurs) Jeanne n'attendait-elle pas de moi que je restitue enfin son vrai visage ? Et d'abord ôter le dur, le mièvre et le doloriste de ses quelques 8.000 images et statues*. Je savais les deux versions de base qui se confortent depuis les années 1840 : celle de Michelet et la laïcité républicaine jusqu'au Front National (Jeanne fille du peuple), et celle de l'évêque d'Orléans pour le procès en béatification (Jeanne fille de l'Eglise mue par les voix célestes). D'autres versions courent, dont Jeanne d'Orléans, et qui sait à l'avenir les avancées de l'Histoire ? L'avantage de ma sculpture a été de rendre un langage tacite, elliptique, non explicite, où les tenants des diverses versions s'y retrouvent. Au mystère de cette femme, à sa présence.

   * N.B. le projet du Centre Jeanne d'Arc d'Orléans à l'occasion de l'an 2000 : un poster de sept statues de Jeanne du XXe sc., dont la mienne.


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