Malheur/bonheur : un domaine très sensible, propre à chacun, changeant avec les contextes et les milieux culturels, les temps et les modes. Chacun de nous vit vaille que vaille son intimité de bonheur, de peine, de malheur. Chacun se fait alors un visage, clair ou sombre - une forme, une allure, un art de vivre avec les siens et avec autrui.
Par différence, le clair et le sombre des formes d'art portent bien plus à conséquence, selon l'audience de l'oeuvre. Certains artistes ont une démarche libre, beaucoup sont suiveurs de modes, suiveurs du marché, spécialement dans le sombre. Est artiste celui qui est à même de faire vertu de ses propres débats d'ombres et de lumières, soit pour leur donner force d'un drame, force d'ombre, soit œuvre de paix, œuvre de lumière - même s'il sait que le temps de son œuvre (comme celui de Vermeer, de Mozart, de Van Gogh...) est tributaire de mille inflexions d'époques, jusque dans les détournements de fonds comme la perversion du message lumineux de Bach par les mésusages nazis.
Quelques exemples :
Boltanski au Grand Palais. Monumenta 2010. Dans ce haut lieu et cette manifestation de l'art par excellence, un grand tas de vêtements censés évoquer les dépouilles d'un camp d'extermination nazi. Oeuvre forte ou œuvre d'art ? Une fascination de désespérance.
Précieuses vanités au Musée Maillol, l'exposition "C'est la vie" sur les crânes humains dans l'art : des formes typiquement médiévales, des symboles de la mort qui fascinent les collectionneurs, et un engouement que partagent les créateurs contemporains - le Moyen-Âge aujourd'hui.
Willy Ronis à l'opposé : dans ses photos, il y a une humanité à laquelle nous sommes très sensible, une saisie de la beauté, le plus souvent fraîche et naïve, mais parfois grave et poignante. L'humanisme des années 1950-60. Autre époque.
Elliot Erwitt, autre vieux photographe, exposé cet hivers à Paris. Il répondait à la question : "Pourquoi la majorité des photographes choisissent-ils plutôt de montrer des côtés sombres ? - Si les photographes sont excessivement sérieux, c'est parce que la photo est un exercice trop facile. C'est une façon de lui donner un peu de gravité. La photo ce n'est pas comme l'aéronautique ! On peut faire des images sans effort et sans formation. Attention ! Je n'ai pas dit de bonnes images. Mais ça vaut le coup d'en faire de très mauvaises, car elles peuvent devenir à la mode" (Le Monde 11.2.10).
Dans notre époque actuelle de l'image, voilà donc le sort similaire de l'art le plus à la mode, la photo, et celui de la sculpture, l'art le moins 'image', le plus déconsidéré et marginalisé. Entre les deux, prenons la musique - un exemple auquel je pense très souvent : aucun pianiste n'a quelque chance de se produire en concert, sans être très doué et sans des milliers d'heures de travail. Alors que, depuis un célèbre urinoir d'il y a un siècle, n'importe qui peut se déclarer artiste-plasticien, et fourguer n'importe quoi, un tas de chiffons, comme une œuvre de grand intérêt (si du moins il a réussi à s'introduire et se faire un nom). Mais dans cette similitude d'indigence possible, pour des 'sculptures' comme pour des photos, "ça vaut le coup d'en faire de très mauvaises, car elles peuvent devenir à la mode".
Les côtés sombres payent.
"Notre temps" se présente à l'inverse de cette mode. Pourquoi ce mensuel qui s'adresse aux retraités, aux personnes âgées, n'offre en couverture que des femmes en pleine forme à la quarantaine ? Il devrait titrer : "De mon temps". Non seulement il joue à fond le jeunisme, mais ce faisant il désavoue et nie les allures de beauté que peut encore connaître la vieillesse. Out votre décrépitude !
Albert Camus qui croyait tant au bonheur et qui avait tant de mal à le faire reconnaître autrement que comme une honte. "J'ai mis dix ans à conquérir ce qui paraît sans prix, un coeur sans amertume. Et comme il arrive souvent, l'amertume une fois dépassée, je l'ai enfermée dans un ou deux livres. Ainsi, je serais toujours jugé sur cette amertume qui ne m'est plus rien, c'est le prix qu'il faut payer."
Quelques autres citations relevées sur Google : "Quant au bonheur, il n'a presqu'une seule utilité, rendre le malheur possible." "L'héroïsme est peu de chose, le bonheur est plus difficile". "Le bonheur est la plus grande des conquêtes, celle qu'on fait contre le destin qui nous est imposé." (Lettres à un ami allemand). "Qu'est-ce que le bonheur sinon l'accord vrai entre un homme et l'existence qu'il mène?" (Noces). "Le bonheur, pourquoi le refuser ? En l'acceptant, on n'aggrave pas le malheur des autres et même ça aide à lutter pour eux. Je trouve regrettable cette honte qu'on éprouve à se sentir heureux ". "Il n'y a pas de honte à préférer le bonheur"
Spinoza : "J'ai mis tous mes soins à ne pas tourner en dérision les actions des hommes, à ne pas pleurer sur elles, à ne pas les détester, mais à en acquérir une connaissance vraie..."
Flaubert à qui on reprochait d'être optimiste plutôt que pessimiste : "Je ne peux pas changer mes yeux"
Dante : "L'immense poème de l'au-delà qui a marqué l'imagination des hommes (La Divine Comédie) a été conçu non pas en fonction de l'Enfer comme le XIXe siècle a tenté de nous le faire croire (Rodin), mais en fonction du Paradis, lui-même en forme de louange d'une femme... Tout est ainsi parti du regard ébloui d'un petit garçon de 9 ans sur une fillette lointaine du même âge. Les grandes personnes raillent l'enfant qui se réfugie dans 'la chambre des larmes' et qui consacrera son existence entière à métamorphoser cette vision." (Jacqueline Risset).
Aragon :
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre.
Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant.
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre.
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.
J'ai tout appris de toi sur les choses humaines.
Et j'ai vu désormais le monde à ta façon.
J'ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines.
Comme au passant qui chante, on reprend sa chanson.
J'ai tout appris de toi jusqu'au sens de frisson.
J'ai tout appris de toi pour ce qui me concerne.
Qu'il fait jour à midi, qu'un ciel peut être bleu
Que le bonheur n'est pas un quinquet de taverne.
Tu m'as pris par la main, dans cet enfer moderne
Où l'homme ne sait plus ce que c'est qu'être deux.
Tu m'as pris par la main comme un amant heureux.
Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes.
N'est-ce pas un sanglot que la déconvenue
Une corde brisée aux doigts du guitariste
Et pourtant je vous dis que le bonheur existe.
Ailleurs que dans le rêve, ailleurs que dans les nues.
Terre, terre, voici ses rades inconnues.