20 juin 2009 : que m'apporte la Loire
20 mai 2009. Le jour se lève à Beaugency dans la fraîcheur du printemps. Tandis que j’écris à mon bureau, je me laisse distraire à la vue de légers nuages qui s’échappent et montent de la Loire, depuis les arches du pont, jusqu’à peu à peu s’étendre et former un large voile de brume couvrant toute l’étendue des îles et des bras du fleuve - un grand voile laiteux que le soleil saura bientôt dissiper. Plus tard, à contre jour de ce même ensoleillement dont les reflets brillent vivement dans les bras du fleuve, je vois un groupe de jeunes filles venues s’asseoir et bavarder sur la digue, avant leur rentrée à l’école, tandis que les garçons, apparemment dédaigneux de cette naïveté, préfèrent rester en retrait.
Par bonheur, il se trouve que la Loire se donne à voir depuis les fenêtres de la maison, située au bas de la ville à quelques cent cinquante mètres de la rive, si bien que d’une ouverture ou d’une autre, entre les arbres du quai et la végétation des îles, c’est tantôt tel bras du fleuve qui s’offre à la vue, tantôt tel autre, tantôt les arches du pont et la blancheur des remous des eaux, comme autant de formes changeantes : « La Loire, ce fleuve femme et qui diversifie ses séductions » écrivait Genevoix.
Ici, plus encore que la douceur du Val de Loire, ce qui m’importe, ce que m’apporte d’abord ce fleuve, c’est sa forme vigoureuse, sinon torrentueuse au franchissement du pont, et le cours rapide qui s’en suit, varié et changeant entre les îles. A mon entrée dans l’âge, c’est ma propre rupture du temps. En amont de Beaugency, très belle petite ville, le fleuve est une immense étendue d’eaux étales et comme mortes, un aplat totalement homogène et quasi-immobile, puisque le pont fait barrage avec ses dix-huit arches, sur 350m. Quelques cygnes s’y promènent, lents et majestueux. Mais ces arches marquant la rupture de pente, en y arrivant les eaux du fleuve y basculent et s’y déversent à grand bruit, au travers roches et pierres, avec amples remous et blancheurs de vagues ; ensuite de quoi, la pente se poursuivant par faible fond irrégulier, le fleuve court encore avec vagues et remous sur plusieurs centaines de mètres, en face de la maison. De plus ces arches du pont divisent en plusieurs bras la masse homogène du fleuve qui, de sage en sauvage, s’entremêle alors d’îles sableuses couvertes de végétations et d’oiseaux de passage, et par là même se diversifie tantôt en cours rapides, tantôt en passages plus lents, tantôt immobiles, comme autant de variations étonnantes qui vont se nuancer, se faire et se défaire avec les alternances du débit, avec la montée des eaux à la fin de l’hiver, puis le début de l’étiage en cette mi-mai, quant on sait que les humeurs et abondances de ce fleuve peuvent gagner et perdre jusqu’à huit fois leur volume.
Venu de quarante années parisiennes, je suis arrivé en ces bords de Loire le jour du printemps, le 20 mars, et, dès les premières semaines, c’est une onde de vie qui m’a gagné, un déversement dru, un flot d’impulsions de ce nouvel univers me mettant en résonance, une profusion de grande beauté à laquelle il me revient désormais de correspondre. Comment le décrire ? La Voie lactée et le cours des étoiles que je voyais depuis mon lit au travers des arbres encore dépouillés de feuillage, et, au premier matin, le lever du soleil exactement à Est, à l’Orient, dans le grand peuplier de l’autre côté du pont, puis, jour après jour, la dérive de ce lever vers le Nord-Est... Sur les îles et le fleuve, les vols incessants et les cris des centaines d’«oiseaux de passage» : les mouettes venues nicher durant l’hiver avant de retourner à la côte, les sternes qui repartiront bientôt à l’autre bout du monde, et bientôt l’arrivée des hirondelles depuis le Sud, sans compter les choucas au cris stridents, descendus du clocher et de la tour, les bergeronnettes élégantes et vives sur le bord de l’eau, et de ci de là une canne et ses jeunes canetons, la fugacité d’un vol d’étourneaux, sans compter mes amis les merles au chant plus vigoureux qu’ailleurs... A cela est venue se joindre la poussée printanière et sa profusion de bourgeons, des premières feuilles et, plus tardives et lentes, celles des grands platanes, des fleurs à la fenêtre et au jardin, puis des grappes de glycine, des lilas, etc... Et selon les jours, selon les heures, le vent pour mener la danse, le vent dans la procession des nuages et leurs parties de cache-cache avec le soleil ou leurs jeux d’ombres et de lumières, le vent dans le balancement des branches et l’agitation des feuillages, le vent dans les frémissements à la surface de l’eau et leurs milles jeux de reflets, le vent, la pluie, les orages... Toutes choses comme mues et associées au cours de la Loire, puisque c’est bien elle qui focalise mon paysage, la Loire au franchissement vigoureux du pont et sa vive allure en aval... Toutes choses comme autant d’abondances et de vivacités qui m’étonnent et m’émerveillent, ne serait-ce que d’en imaginer la pérennité depuis des siècles, des millénaires, des millions d’années en ce val de Loire. Moment privilégié, au déclin du jour, j’aime me rendre au pied du pont et m’asseoir au bas du petit escalier, où mon regard tient à la fois l’immense étendue en amont, le paysage ouvert en aval, et la clarée du déversement dont le bruit blanc couvre tous les autres. Ondes de vie où j’abonde.
De mes dernières années à Paris, j’en retiens, vues depuis ici, le sentiment d’une vie devenue comme immobile avec l’avancée dans l’âge, le sentiment d’un continuum où plus grand chose ne progressait ni bougeait, où tout allait se figer dans l’inertie grise du béton et les duretés implacables de la capitale... La sourde inquiétude de contenir un temps qui n’était qu’un chronomètre à compter et minuter, la sourde angoisse de courir mille choses en souffrance, en retard, et d’appréhender ainsi une mort elle aussi différée. Ici, en ce bord de Loire, c’est une rupture du temps : tout se dégage et se détend, c’est la Loire qui m’entraîne, tout se met à se déverser avec vigueur et courir, courir vers l’océan. Ici le temps qui passe, c’est la vie même qui va, avec cette force et vivacité fascinantes, y compris ces brefs passages de vertige et leur redoutable tentation d’y basculer. Non, comme une eau vive, ici le temps qui passe a cette célérité, cette profusion, cette grande beauté qui signent de moi et délaissent sur la berge bien des dimensions relatives, tandis qu’elles me ressaisissent à l’essentiel, qu’elles m’y redonnent goût. Le temps n’est plus tant à compter, temps perdu, gagné ou en retard, et la mort se fait amène, puisque j’ai seulement à cœur d’abonder dans cette onde de vie, de correspondre à tout ce qui s’offre à vivre. On dirait que ma vie a quelque peu cessé de se tenir, de se retenir, de se contenir, d’aller sagement comme les deux nobles cygnes sur le large plan d’eau en amont ; une fois passée le pont, dans les îles et les eaux vives, les eaux rieuses et les havres de calme, ma vie connaît la chance de l’aventure, de l’inédit, du sauvage... tels « les oiseaux de passage » par centaines : « Ô les gens bien heureux Tout à coup dans l’espace Si haut qu’ils semblent aller Lentement à grand vol En forme de triangle Arrivent planent, et passent Où vont-ils ? Qui sont-ils Comme ils sont loin du sol. Regardez-les passer, eux Ce sont les sauvages Ils vont où leur désir Le veut par dessus monts Et bois, et mers, et vents, Et loin des esclavages L’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons... » (Jean Richepin chanté par Brassens).
De passage ici, à Beaugency, ce sont les siècles qui se bousculent et s’entrechoquent. Ce grand pont du Moyen-Age, ce plus vieux pont de la Loire, ce pont étroit à la mesure du charroi durant des siècles et des siècles, ce pont des gueux, des foires et des batailles, ce même pont de pierre que je vois aujourd’hui chargé de bagnoles et d’énormes camions qui empruntent l’itinéraire-bis entre Paris et Limoge, à défaut de l’autoroute - comme le cou d’un canard que l’on force à ingurgiter. Plus éloquent encore de ce contraste : la petite place le long de la Loire qui fut le port de Beaugency en aval du pont - ce fleuve ayant été, durant des siècles et des siècles, jusqu’à l’arrivée du chemin de fer en 1850, la grande voie de transit des marchandises au cœur de la France – ce fleuve de toutes les charges descendues ou montées par bateaux que tiraient des hommes ou des bêtes jusqu’à s’amarrer à ce port, tous les chargements de blé, de vin, et autres biens, venus de la Beauce et du coteau, et qui descendaient ou montaient à dos d’homme par la pente de la petite rue des va-nus-pieds dont notre maison fait l’angle, la tour d’enceinte ; aujourd’hui, ce sont des camions par centaines, des 35 tonnes, qui satisfont notre consommation moderne, tandis que la petite rue est devenue piétonne, pour le plaisir des touristes.
Oiseaux de passage et flots de la Loire, quelle abondance et légèreté à vivre vous m’apprenez, quelle heureuse économie en entrant dans l’âge.
P.S. Beaugency est à un peu plus d’une heure de train de Paris où je compte me rendre tous les quinze jours. L’atelier étant plein, trop plein de sculptures, au dépens de la place pour travailler, je vais faire de celui-ci un espace d’exposition où je puisse recevoir tout au long de l’année. L’espace de travail sera dans la maison de Beaugency qui est suffisamment grande et bien disposée pour cela ; tandis que je continuerai à tailler les marbres (avec la poussière) l’été en Baie de Somme, et me rendre à la fonderie à Bagnolet. Ce qui permet de comprendre les raisons de ce déménagement hors de Paris : économique, fonctionnelle, familiale... et pour l’agrément et la beauté singulière du lieu.
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la Loire au Pont de Beaugency
photo Délia Naizot
à tire d’aile marbre 2007 détail
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