20 octobre 2009 : caresse (réécriture du 20 mars 2011)
Chez nous, les sculptures se donnent à la vue, et non pas au toucher : de même que des choses sacrées, elles relèvent d'une contemplation à distance - il est interdit d'y porter la main. Évidemment l'injonction 'touche pas' concerne mille autres choses, et c'est même un des mots qu'en notre enfance nous avons le plus entendu. Pourtant s'agissant de la sculpture cet interdit étonne, il interroge, même en sachant qu'il s'agit là d'un artefact culturel : une discipline actuelle de nos musées et expositions d'art, tandis qu'on a en tête quelques statues de divinités, de nymphes ou d'apsaras indiennes dont la poitrine fut noircie à force d'attouchements. (Ma statue de Jeanne d'Arc est touchée au ventre, celle de François d'Assise à la main). Car une chose est certaine, si la sculpture est d'une corporéité tant soit peu sensuelle, si elle donne à sentir du corps, le désir de la toucher est bien plus fort et irrésistible que d'oser toucher une image, une peinture, une photo. Alors on comprend amplement l'interdit, mais on devine qu'il peut refouler du désir, puisque, par différence avec l'image, la corporéité séduisante de la sculpture appelle la délectation de la vue et celle du toucher - comme un bon plat appelle la vue, l'odorat et le goût. Non, en fait c'est plus compliqué : entre la vue d'un corps et son toucher, il y a un seuil de pudeur qu'on se permet de franchir ou qu'on se garde de franchir. Or ce qui se joue avec le corps, se joue avec la corporéité sculptée, et sans doute est-ce là que vient le fameux interdit. D'où mes deux interrogations : serait-ce dire que le toucher de la sculpture, que la caresse de la poitrine de l'apsara indienne, entraînerait ou viendrait par défaut du toucher ou de la caresse d'un corps réel ? Serait-ce alors le double sens, la double portée de l'interdit de pratiquer l'idole : gardez-vous de l'image illusoire du dieu et/ou du par défaut de votre aimée ? Comment alors éviter quelques graves interrogations autour de cet héritage du dualisme dans notre culture occidentale ? Et d'abord d'où vient-il ? 1° Serait-ce parce que les humains, depuis 'la nuit des temps', ont imaginé que la mort libèrerait l'âme tandis qu'elle laisse pourrir le corps ? Mais si c'était le tout corps/âme qui était anéanti (sauf le souvenir entretenu par les vivants) ? Ou si c'était le tout chair/esprit qui était destiné à connaître une autre vie, si la mort était une autre naissance, une forme de résurrection ? Qui le sait ? 2° Sur cet arrière-fond culturel, serait-ce d'avoir divisé le travail, en laissant les basses tâches aux manuels, jusqu'à penser ainsi que les œuvres non manuelles seraient plus hautes et humaines, plus valeureuses, vertueuses... - jusqu'à confirmer cette déchéance en accentuant la pénibilité du travail physique ? La main opposée à la tête, le manuel à la pensée, ce qui touche à ce qui ne touche pas. (Comment un sculpteur n'y serait pas sensible ?). 3° Serait-ce, dans cette division des tâches, l'effet invétéré de l'affirmation de la supériorité des hommes sur les femmes : à eux l'esprit, la raison, à elles la chair, la matière ? (Mais aussi, en matière d'amour, à eux le sexuel, à elles les sentiments - qui fait l'ange fait la bête). (Un marbrier me confiait sa certitude de la pérennité du funéraire plutôt que la crémation, en me disant : les hommes, c'est l'esprit, les femmes, la matière ; comme elles meurent après eux, le funéraire sera assuré...). De plus, ce dualisme homme/femme, esprit/matière, élévation/bassesse, se double du dualisme sec/humide (mettre la main à la matière, c'est se mouiller, se tremper), avec la redoutable ambivalence pur/impur (mettre la main au bénitier ou au sexe de la femme). 4° Alors, en rejoignant ici la part la plus sensible et vulnérable de la vie qu'est l'amour, serait-ce l'effet des déconvenues et traumatismes attachés à l'expérience amoureuse qui aurait inscrit définitivement le mépris de l'éros et des basses choses du sexe, à l'avantage des seules affinités élective, aux sentiments d'amitié, de charité... ? Toucher, caresser, c'est un langage, c'est échanger, c'est dire avec le tact, la main, le baiser, l'embrassement, l'étreinte sexuelle. Sans doute que ce langage est plus corporel et charnel que les mots et le chant, que le sourire et le regard... mais ce n'est que différences de degrés : puisque exprimer avec des mots ses sentiments ou les écrire, les dire par un regard, un sourire, une inflexion de la voix, c'est déjà leur donner du corps. Voilà donc blackboulés le dualisme grec et le célibat des clercs qui estiment assuré un meilleur spirituel, en n'en restant qu'à des mots, en se gardant de se compromettre avec la charnalité et le chérissement de la caresse. Leurre, chimère - car en étant langage, la parole est déjà incarnation : la logique de la parole est de s'incarner : " le Verbe, le langage s'est fait chair ". Question de degré : n'en rester qu'à des mots, ou y joindre l'acte, le geste, l'humanité - la caresse.
Lors d'une conférence sur l'histoire de la photographie (à Beaugency en 2009), une historienne, Martine Le Gac, projetait une photo des années 1860 où le porche d'une église apparaissait derrière les barreaux d'une grille. D'après elle, c'était là, dès les débuts de la photographie, une façon d'exprimer l'impossibilité de rejoindre le 'réel' dans ce qui n'est qu'une image, une photo. Réponse du sculpteur : il faut bien reconnaître que cette illusion de réel donnée par l'image à plat est facile à déjouer, tandis que l'illusion de réalité que procure une figure sculptée peut être plus grande, donc plus dangereuse. Est-ce pour cela que l'impossibilité de rejoindre le réel dans l'image, s'est redoublée dans un interdit concernant la sculpture ? Du moins est-ce pour cela que cet interdit déconcerte le plus ? Comme si l'impossibilité devait ici se prémunir d'un garde-fou : l'interdit. Mais ici n'est-ce pas aussi un autre interdit, plus radical, qui vient en résonance : celui de sculpter ? De fait, on entend le second commandement de la Loi mosaïque : "Tu ne feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux ou sur la terre" (Ex 20,4). Cela concernait des gens du désert pour qui il pouvait être fatal de se prendre à l'illusion du mirage comme de l'image. C'était une culture se différenciant de celle de l'Egypte trop envahie d'images. C'était l'affirmation d'un dieu par delà toute idolâtrie, spécialement l'idolâtrie cananéenne. Mais malheureusement c'était bien la sculpture qui était frappée de discrédit, pour des siècles, pour des millénaires en culture occidentale. P.S. On rappellera, dans une toute autre écriture : "Éloge de la caresse" par François Solesmes (Poche 2006), et plus encore "L'Amant" de Mireille Sorgue (1968 - Poche 1985). |
Clarée |