20 novembre : gorge vivante
Dieu modela l'homme (adam) avec la glaise du sol (adamah),
il insuffla dans ses narines une haleine de vie (neshama)
et l'homme devint une gorge (nèfèsh) vivante (hay) (Genèse 2,7)
Le terme hébreu 'nèfèsh' est très fréquent dans la Bible (736 fois). Les mots qui le traduisent en français (dans la Bible Œcuménique) sont habituellement des mots abstraits : vie (164 fois), personne (44 fois), être (37 fois), âme (32 fois). Mais ce sont les termes concrets qui sont les plus fidèles à l'hébreu, et d'abord la gorge (9 fois), puis le gosier, l'appétit, le souffle, le cœur, l'haleine, l'estomac, etc.
Car on sait que les mots hébreux sont peu abstraits et s'enracinent toujours dans une réalité ou une expérience concrète. (Par exemple l'esprit (ruah), c'est d'abord le souffle, le vent ; et l'amour, la tendresse (râham) c'est l'utérus, le matriciel - le mot qu'utilise Chouraqui dans sa Bible au plus littéral de l'Hébreu). "La pensée fondamentale de la Bible est que l'invisible ne peut se dire qu'à travers le sensible" (Jean Sulivan).
Ainsi dans le Ps 107,9 : Dieu "désaltère le gosier (nèfèsh) avide..." ; ou encore, Ps 42,2 : "Comme une biche est haletante après les cours d'eau, ainsi mon âme (nèfèsh) est haletante après toi, Elohim ! Mon nèfèsh a soif d'Elohim, le Dieu vivant"... ; ou dans Isaïe 29,8 : "comme un assoiffé rêvant qu'il boit, se réveillant épuisé et la gorge sèche" ; et dans le Cantique : "toi que j'aime de tout mon être (nèfèsh)" (Ct 1,7 ; 3, 1.2.3.4 ; 5,6).
On pourrait rapporter d'autres citations où on verrait que les termes français pour dire nèfèsh diffèrent d'une traduction et d'un contexte à l'autre ; mais toutes tendent à exprimer l'être profond et dont l'expérience concrète première (phénoménologique) se ramène à la réalité charnelle de la gorge.
Mais qu'en est-il de cette gorge dans le contexte anthropologique biblique ? Qu'en est-il de cette gorge vivante, 1° soit côté souffle, respiration, voix, parole... 2° soit côté soif, eau, nourriture... ? Elle exprime l'être humain en situation de nécessité, de désir, sinon de manque. Toutes choses dont on imagine l'importance essentielle dans l'ancien peuple araméen, nomade et du désert (serait-il devenu ensuite sédentaire, de l'agriculture, de la ville) - dans une culture qui fut longtemps orale et de plein vent, une culture de la parole (1500 fois dans la Bible), avant d'être celle de l'écrit - dans un fond religieux familier des prophètes (souffle / parole - tel Jean-Baptiste : "voix qui crie dans le désert.." ) avant d'être religion de prêtres et scribes (sacrifices / Livre).
Toutefois, prioritairement, au plus concret de ce qu'exprime le geste du poème, l'homme est de la glaise, de la chair modelée par Dieu qu'il rend vivante d'une haleine de vie : nèfèsh, gorge, est donc d'abord côté souffle, donc parole - autrement dit, de la chair animée d'esprit - l'homme chair/esprit.
Par ailleurs on remarque que cette dimension 'vivante' (hay) donnée à la gorge d'Adam, est en réalité la part et l'apport d'Ève ('la vivante' : Havvah) - soit donc en résonance, cette vie venue de la féminité même de Dieu, de sa tendresse matricielle, de son amour-utérus.
(Sources : Concordance de la Bible (TOB).1993. et Dict. encyclop. du Judaïsme.1996)
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Que se passe-t-il à la naissance ? L'inspiration du nouveau-né, son tout premier acte dans la vie, son tout premier don, une fois mis au monde : en quelques trois-quatre secondes, l'air qui rentre entre ses lèvres, avec de petits clapotis dans la bouche ; on devine, on voit que ses poumons jusque-là repliés et vides, se déploient et se remplissent de cet air comme désir de vie à tout jamais. Et aussitôt l'expiration dans un grand cri - un cri poignant de bonheur parce qu'il est la preuve que ce petit d'homme est vivant, mais un cri déchirant de commisération pour l'épreuve que vient d'être sa naissance, pour la brutalité de sa venue au jour. Inspiration, souffle, cri.
Le poème biblique raconte que Dieu "insuffla une haleine de vie" dans la motte de terre glaise qu'il avait modelée de ses mains jusqu'à lui donner forme d'homme. Adam-terre, fœtus-chair : toute la gestuelle intérieure du sein de la mère - tel l'amour matriciel de Dieu, puisque le même mot hébreu râham exprime concrètement, charnellement la tendresse en disant l'utérus.
Habituellement on pense l'homme venu de la poussière, comme une plante poussée de la terre. Non, en réalité l'enfant vient des entrailles de sa mère et de sa tendresse, et tout d'abord, à l'origine, tout au fond de la nuit, de l'amour de père et mère, son bing-bang. Mais jusqu'à sa venue au jour et à l'air, le petit d'homme n'était pas encore vivant, pas autant vivant comme il va l'être par cet avènement du souffle dans son corps, par cet capacité de cri, de parler, de chanter dans sa gorge, par cette séparation et distanciation d'avec sa mère justifiant par là même l'importance de sa voix, du parler, du langage.... Et cela jusqu'à son dernier souffle. En ce sens la naissance est bien la réplique de la mort.
"Tu as donné à ma vie la largeur de la main, l'homme vivant n'est qu'un souffle" dit magnifiquement le psaume 38, que Johannes Brahms fait chanter au baryton dans le troisième mouvement de son 'Requiem pour l'homme' : "Dis-moi Seigneur quelle est la mesure de mes jours... ?".
Comment ne pas être sensible à ces deux aspects complémentaires pour dire notre condition humaine : la chair et l'esprit, la main et le souffle, d'une part la largeur de cette main pour dire que c'est si peu, mais pour dire que c'est largesse et vigueur et habileté et tendresse attendus ; et de même le souffle, le presque rien d'une expiration, mais l'expression même de la force, quand on dit qu'un être a du souffle ?
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Le même geste d'une mère, deux fois répétés, désignant la source de vie, au bas de son ventre. La première fois, à la mort de son père, au moment où la dépouille est mise dans le cercueil : elle est adossée au mur, à la tête de son père et du cercueil ; une détresse immense dans son regard ; sa main droite, inconsciemment, descend et glisse se mettre dans son haine droite, elle s'y tient quelques longues secondes. Que désignait-elle ainsi, au-delà de tout mot ? Vers où était-elle ramenée ? Du cercueil de son père au berceau des générations reçu de lui ? De la poussière où est en train de revenir son père, aux terres et chairs dont Dieu a modelé ses propres enfants dans son ventre, comme autant de gorges vivantes depuis ses entrailles ?
La deuxième fois, quelques années plus tard, à la mort de son mari, la scène se répète exactement à l'identique. Même position, détresse similaire, même geste. Que désignait-elle inconsciemment ? Vers où était-elle ramenée ? Était-ce le lieu du bonheur avec son homme - de son chant d'aimer ? Toutes choses bien au-delà de tous les mots. Gorge véritable d'Ève - 'la vivante' (Havvah) - gorge du souffle et de la voix, gorge de l'amour - telle la tendresse matricielle de Dieu.
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Il faut revenir au geste du potier il y a 2500 ans en Palestine, un geste des plus familier depuis le néolithique, depuis le fond des âges - ce geste à partir duquel le poète biblique a rendu parlant le geste du Dieu créateur de l'homme : entre ses mains, une motte de terre glaise sur son tour, il fait monter un vase, une amphore... il l'emplit intérieurement d'une ample et généreuse contenance, la rondeur d'un récipient. Tel le ventre d'une femme enceinte.
Aujourd'hui, l'aboutissement d'une belle œuvre sculptée n'est-ce pas le souffle qu'elle suscite - ce qu'on ressent en disant : 'c'est fort' ? N'est-ce pas le sentiment d'une respiration, d'une aise ? N'est-ce pas que ça dégage, comme un coup d'air et de vent ?
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Dieu créant Adam (cathédrale de Chartres) Quel plaisir de voir Dieu à l'œuvre de l'homme ! Le geste du sculpteur est énergique, il se bascule vers sa droite, mais son regard est calme, attentif, et ses mains modèlent la glaise en douceur et légèreté ; il se concentre sur la tête de l'homme dont le bras et la main sont déjà façonnés, le reste encore informe. Gravité au visage du créateur, sourire confiant au visage de l'homme.
gorge vivante terre 2008 L.38cm "Lève-toi ma bien-aimée, ma belle, viens. Ma colombe cachée au creux des rochers, montre-moi ton visage, fais-moi entendre ta voix ; car ta voix est douce et charmant ton visage" (Cantique 2,14).
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