20 décembre : face à face, homme & femme
Un sculpteur aux prises avec sa matière qu'il met en forme, longuement, jusqu'à atteindre éloquence, force et vérité d'humanité. Mais quelle est donc cette humanité qu'il espère venir de ses mains, sinon ce qu'il a pu mûrir de son vécu et d'un travail sur lui-même, de son observation, de son attention à l'allure, au vécu, aux débats des hommes et des femmes ? Une interrogation incessante : comment les hommes et les femmes sont-ils vivants aujourd'hui, comment l'ont-ils été autrefois et le sont-ils ailleurs, comment se révèlent-ils en leurs façons d'être et leurs expériences fondamentales ? Toutes choses entre psycho, psycha, anthropologie, phénoménologie, histoire, philosophie, théologie... mais toutes choses, concrètement pour lui, entre science et sculpture, entre la tête et la main, entre forme humaine et forme sculptée... Nous avons parlé de corps et de nudité, de la caresse, de la gorge et la parole. J'aborde un nouvel aspect : les êtres humains en relation, en face à face, en vis-à-vis, et d'abord l'homme et la femme. Je risque quatre touches, quatre incidences.
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Il y a quelques six millions d'années, lorsque les humains se sont redressés, ce qui du corps de l'animal était tourné vers la terre, s'est déployé, debout, vers l'avant, exposé en regard d'autrui. Le museau est devenu la frontalité du visage, avec regards, lèvres, bouche, parole... Le sexe femelle, jusque-là exhibé et livré à l'arrière, est passé à l'ombre et à l'abri de l'entrejambe, secret, caché mais signifié vers l'avant par sa pilosité ; le sexe mâle mis en avant ; les mains enrichies d'habiletés aux maniements, les mains pour les caresses, les bras pour les étreintes. Toutes choses, en cette tenue debout, qui disposent, bien plus que l'animal, aux relations aux autres.
Car de fait cette posture par devant des êtres humains a signifié un manque, une incomplétude foncière... vers le vis-à-vis - visage, regards, lèvres - mains et bras vides et avides - endroit du corps en échange à l'endroit d'autrui - avant de l'homme disposé à se conjoindre au devant de la femme - union sexuelle face à face, dans la pénétrance-accueil des visages, des regards, des corps - l'endroit de l'homme et l'endroit de la femme faisant présence. Le visage, identité.
Par conséquent, il découle de cette incomplétude, que le sujet, l'ego, le moi ne prend vraiment de sens que par le toi, autrement dit que le toi prévaut sur le moi - selon les mots de Lévinas : "donner sur soi une priorité à l'autre" - le manque devenant désir de complétude avec l'autre - donc le langage, la parole.
Enfin, par différence avec la conscience animale, le sexe de l'homme et le sexe de la femme prirent le double sens étymologique du latin : sequi, accompagner, et secare, ce qui est coupé, divisé (sécateur) : c'est la prise de conscience, par l'homme et la femme, d'une altérité radicale, d'une étrangeté insurmontable, du mystère et secret de l'autre - là même où le sexe de la femme excite d'autant plus le désir de l'homme que cette inconnue demeure cachée, invisible, hors de son atteinte. (Ce que je résumais ainsi sur mon site p.12 : "lorsqu'il y a quelques millions d'années, les humains se sont redressés, le sexe de la femme s'est dérobé à la vue, et progressivement les jeux de parure et de voile ont fait leur séduction - non pas tant pour le couvert de ce que la nudité humaine exhibe, que pour le port de ce que la nudité féminine recèle d'invisible").
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Disons le autrement, autre incidence. L'homme et la femme à qui il a été donné le bonheur de vivre leur relation amoureuse avec le plus de plénitude et de profondeur, éprouvent l'étonnant paradoxe de leurs sexes : l'accompagnement et la coupure - ce qui les unit le plus et ce qui les renvoie chacun à sa singularité par rapport à l'autre, à sa personnalité - ce qui les pose en distance, en vis-à-vis et en répondant l'un de l'autre (leur échange, leur langage, leur parole), ce qui révèle leur visage, ce qui les creuse d'une différence d'autant plus radicale, d'une inconnue d'autant plus étonnante et stimulante qu'ils ont tissé plus étroitement et profondément les familiarités et fusions de leur union. (1).
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Tout cela ne vient-il pas se mettre vivement en résonance lorsque le sculpteur est aux prises avec la charnalité de sa terre ou la corporéité de sa pierre, alors même qu'il se laisse séduire à restituer l'allure séduisante d'une femme ou celle d'un couple ? Sans doute que l'écho en est assourdi, puisque ce n'est que terre, pierre ou métal, mais comment n'entretiendrait-il pas un goût fort et quelques saveurs et intuitions sans fond ?
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(1) Je risque ici une incidence toute enveloppée d'interrogation, de mystère. N'est-ce pas dans de telles relations aimantes qu'un homme et une femme peuvent avoir le sentiment qu'ils "touchent au divin" selon la Flûte enchantée de Mozart ? L'intuition que s'ils viennent de Dieu en cet amour l'un de l'autre, si Dieu les a créés, non, si Dieu les crée homme et femme, là dans cette union, ce n'est pas qu'il soit au-dessus de leur unité-altérité, de leur accompagnement-coupure ; ce n'est pas même un dieu paternel-maternel (comme le père de l'enfant prodigue de Rembrandt ayant une main d'homme et une main de femme). Mais l'homme et la femme se sachant ainsi créés, peuvent pressentir le mystère d'un Dieu 'à l'image' de ce qu'ils sont (selon le récit de la Genèse) : une présence infinie qui, pour être telle, ne saurait être qu'en 'départition' et 'disjonction' d'elle-même - une présence ne sachant se tenir que d'un bord à l'attention de l'autre - une présence, en vis-à-vis de l'homme, toute à la discrétion et au mystère de l'avènement de la femme à sa rencontre - et une pleine présence, pour la femme, dans le visage même et l'amour de l'homme. De ce fait ils peuvent pressentir qu'une telle présence est le contraire d'une unité-compacité-complétude, qu'elle est radicalement relation, échange, langage, créant l'homme et la femme à son image, unité et altérité, manque et désir. Là où le Credo chrétien dit 'Trinité' : relation de présence à présence, Père-Fils-Esprit, on se doute que le vécu d'homme et femme touche encore plus loin. On entend aussi la version Hindoue de Tagore s'adressant à son Dieu comme une amante : "..En myriades d'accents, disjoints de toi, tu réponds à ton propre appel. C'est ainsi qu'en moi ta départition a pris corps... En moi tu te mets toi-même en déroute... Tu m'as pris comme associé de ton opulence. Dans mon cœur se joue le jeu sans fin de tes délices... Tu t'es revêtu de beauté afin de captiver mon cœur. Et c'est pourquoi ton amour se résout lui-même dans cet amour de ton amant ; et l'on te voit ici où l'union de deux est parfaite " (L'offrande lyrique n°71 et 56).
Combien nos expériences d'aimer, nos intuitions du divin sont diverses et sans fin.
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"voulez-vous danser" marbre 2006 h.30cm
la conversation bronze, 2005 L.24cm
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