20 décembre : quelle phénoménologie ?


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       Il est hors de question ici que je me mesure avec la phénoménologie, la pure, la dure, l'hyper intellectuelle. Non, je vais seulement rapporter comment cette philosophie, qui était en faveur dans les années 60, après la mort précoce de Merleau-Ponty, a pu infléchir chez moi un rapport à la vie, un rapport au monde qui m'est très précieux - et cela jusque dans la sculpture.

       La phénoménologie est la description des phénomènes. C'est son sens premier, au 18me sc., avant qu'elle ne devienne une discipline philosophique très savante. D'emblée elle dispose donc à une attention pour essayer de décrire et de comprendre les phénomènes. Mais on note bien que, dès le départ, cette attention est essentiellement intellectuelle, philosophique, et que les phénomènes en question privilégient le paraître, ce qui se montre (dans son premier intitulé, c'est une "théorie de l'apparence" ; ensuite, avec Husserl, il s'agit d'une "méthode qui propose un retour aux choses, à leur signification vécue, en s'en tenant aux actes où se dévoile leur présence" (cf. Dict.hist.langue française). Deux aspects caractéristiques : le paraître, ce qui se montre, et la perception. En résumé, on pourrait dire qu'avec la phénoménologie, les philosophes se sont risqués à sortir un peu de leur domaine des idées, de leurs élucubrations métaphysiques, afin d'examiner les choses du monde et de la vie ; mais cela en restant prudemment en position d'observateurs, de témoins visuels, et en intellectuels - des gens qui pensent (1).

       Par différence, le sculpteur, pour décrire et comprendre les êtres et les choses de son vécu, ne met pas seulement la pensée, il y met aussi le cœur, l'affectif, les mains, le corps. Et loin de privilégier essentiellement la vue (l'apparence des choses et leur perception), il met en jeu tous ses sens : l'écoute, le goût, l'odorat et, bien sûr, le toucher, la prise en main, la caresse, le corps-à-corps, comme il en est de l'amour... Si bien que dans la démarche phénoménologique des philosophes, le sculpteur soupçonnerait quelque dualisme entretenu par leur attitude seulement visuelle (et intellectuelle) : une pureté, une tenue à distance incapable d'intégrer la chair des êtres, la matière des choses. Lorsque j'autorise les visiteurs de l'exposition de mes sculptures à toucher, je constate une barrière qui saute : ils ne restent pas à distance, en regardant, ils entrent dedans, en touchant.

       Ceci étant, je dois reconnaître que c'est bel et bien grâce à la phénoménologie que s'est opéré pour moi une bascule décisive, dans les années 60 : en acquérant l'habitude de vérifier et corriger mes pensées par le réalisme de l'expérience, par le sens du concret, par le vécu. Si les hommes se sont mis à penser, s'ils sont devenus sages et philosophes (et mystiques, théologiens), c'est en reprenant intelligemment et sensiblement leur vécu ; ce furent leurs expériences de la vie qui les amenèrent à penser loin et profond ; le meilleur de leur métaphysique découlait de l'attention et la prise à cœur de leur vécu, avec tous leurs sens.
       Or dans notre époque moderne où tant de choses changent, il importe avant tout d'examiner, de décrire et par là d'essayer de comprendre ce qui se passe dans ce 'phénomène' des transformations contemporaines. Je me revois en 68. De là mon choix de la recherche, en m'attachant d'abord aux transformations urbaines qui sont la marque la plus flagrante et grave de notre société, et de là les aspects contemporains d'art et langage (mes 30 années à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales). Puis vint mon choix complémentaire de décrire et de comprendre comment les hommes et les femmes sont faits, en y mettant la tête, le cœur et les mains, c'est-à-dire en m'aventurant aux prises avec de la terre, du marbre, du bronze... afin de rendre allures d'hommes et de femmes. Dès lors il m'a semblé évident que la discipline du sculpteur se devait, avant tout, d'être attentif aux expériences fondamentales des hommes et des femmes, et, au plus sensible d'entres elles, leurs relations, leurs rapports.
       Voilà en quoi la phénoménologie a abouti dans ma sculpture.

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       Maintenant faisons un détour pour voir ce qu'a été la phénoménologie à son apogée avec Merleau-Ponty. Philosophe de grande envergure, sans doute plus encore que Sartre, il meurt prématurément en 1962. Ses œuvres complètes viennent d'être publiées (Quarto Gallimard 2010).
La phénoménologie de Merleau-Ponty privilégie la perception, spécialement l'œil du peintre. Depuis ses premiers écrits, avec "Le doute de Cézanne" en 1942, puis l'ouvrage majeur, "Phénoménologie de la perception" en 1945, jusqu'au dernier petit livre, lumineux, "L'œil et l'esprit" en 1960, Merleau-Ponty s'est attaché à comprendre notre dimension corporelle de la pensée, notre être-au-monde par le corps, et cela en privilégiant l'œil, le corps voyant et visible, la vision construite de l'intérieur, la vision intérieure.
       Dans cette démarche philosophique, Cézanne est sa principale référence - ce peintre qu'il admire entre tous, avec ses mots placés en exergue : "Ce que j'essaie de vous traduire est plus mystérieux, s'enchevêtre aux racines mêmes de l'être, à la source impalpable des sensations". Toutefois nous savons aussi que chez Cézanne, ce "mystérieux" se limitait à du paysage, à sa magnifique Sainte-Victoire et à trois pommes ; nous savons que ses baigneuses ne sont qu'imaginaires. Pour lui, le monde en son altérité était chosifié ; ce monde n'avait rien de personnes et de jeux de désir qui vous interpellent, vous prennent à partis, vous touchent. (On connaît la scène où le Maître, ayant été touché par un ami qui l'aidait à grimper un talus, s'est mis dans une colère épouvantable). Par différence, on pense aux portraits de Modigliani, aux regards étonnants qu'il portait sur les femmes nues se livrant à son regard, à sa peinture. On pense à la force étonnante des dessins de Jeanne par Nicolas de Staël, sur la fin de sa vie.
       Reste que cette mécanique très complexe de la phénoménologie de la perception, telle que l'analyse magistralement Merleau-Ponty, nous entraîne à essayer de comprendre, outre le rapport de l'œil et de la pensée du peintre à son monde et à sa peinture, lié au rapport de nous mêmes dans notre regard et pensée de cette peinture - comprendre ce qu'il en est du corps-à-corps du sculpteur à son monde et à son œuvre, ainsi que le rapport de ceux qui approchent cette œuvre, qui la voient et qui la touchent - mais plus encore, essayer de comprendre ce qu'il en est du rapport fondamental de contact et de toucher qui ont fait l'enfant depuis sa vie embryonnaire au sein de sa mère jusqu'à sa 'petite mort' dans les bras d'une femme, en passant par tout ce qui s'est mêlé, depuis sa naissance, dans les touchers, les câlins et les caresses, les odeurs et les goûts à la bouche, les sons et les voix, les visages à sa vue et les regards qu'il a senti sur lui. Cette réalité phénoménologique est tellement plus complexe et profondément humaine que la seule vision du peintre, que la seule mécanique de l'œil et la pensée ("la théorie de l'apparence", la "phénoménologie de la perception"). Elle est tellement plus corporelle. Le peintre "apporte son corps" disait Valéry, selon Merleau-Ponty qui précise qu'on ne voit pas comment un esprit pourrait peindre (op.cit. p.1594). J'ai écrit en marge : le sculpteur travaille au corps et donne du corps, là où le peintre ne fait que remplir la surface de sa toile, l'illusion de corps. Mais il est vrai que plus loin (p.1595), Merleau-Ponty décrit toute la corporéité de l'échange : "Un corps humain est là, entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un œil et l'autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement, quand s'allume l'étincelle du sentant-sensible, quand prend feu ce qui ne cessera pas de brûler, jusqu'à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident n'aurait suffit à faire..."

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       Bref, en me plongeant dans cette lecture des œuvres de Merleau-Ponty, ne serait-ce qu'au travers de quelques chapitres, avec son 'goût de l'évidence, et sens de l'ambiguïté', j'ai aimé retrouver combien je lui dois : ma disposition de pensée et de coeur habituelle qui s'est appliquée à la recherche, et qui s'est, en quelque sorte, spécialisée, grâce à la sculpture et ce que l'amour de femmes a bouleversé en moi (2) : privilégier l'échange des hommes et des femmes, en étant attentif à ce qui peut s'y déployer de bonheur, s'y désirer et espérer, s'y éveiller du brouillard et de la nuit.


(1) Le phénomène (phainomena), c'est "ce qui apparaît" - du grec phén. : "faire briller, mettre en lumière, se montrer, apparaître". Le mot a été introduit en français par les astronomes de la Renaissance, pour désigner les constellations visibles. A partir de Descartes, il sert à désigner chacun des faits constatés qui constituent la matière des sciences, puis tout fait extérieur qui se manifeste à la conscience par l'intermédiaire des sens ; puis, avec Kant, tout ce qui est objet d'expérience possible (par opposition à noumène : les idées de Platon). Le terme "phénoménologie" survient au XVIIIe avec Lambert comme "théorie de l'apparence". (Dict.hist.langue.française et Larousse). On remarque donc comment, avec le positivisme, la philosophie a mis de l'eau dans son vin des idées : elle a fait part à l'expérience, aux faits extérieurs, aux sens ; mais cela en continuant à privilégier le sens de la vue, dans le long héritage culturel d'au-delà de la Renaissance - d'où l'intitulé lui-même : phénomène, ce qui se montre.

(2) Métaphysique des idées / phénoménologie du vécu. Lors de l'exposition à Beaugency, une jeune femme de 18-20 ans, très intéressée par ma sculpture, m'aborde auprès de la série des bronzes et terres de femmes et me dit : "Mais comment vous faites pour avoir tant d'idées ?". Ma réponse : ce n'est pas une affaire d'idées, c'est d'avoir vécu. C'est à la quarantaine que je me suis adonné à la sculpture, et dès lors, tout ce que j'ai pu connaître de la diversité des attraits et séductions de la femme, de ses bonheurs avec l'homme m'est venu naturellement. On ne saurait inventer tout cela à vingt ans.












femme recueillie
bronze 1993 h.20cm
la Baie de Somme
marbre 2007 h.38cm