Quel est ton thème ?
      La question est tombée après un long silence perplexe. Un ami de vacance découvrait les dix huit marbres que je venais d'achever au cours de l'été et que j'exposais discrètement sous un auvent à l'arrière de chez-nous, là où je peux travailler sans être importuné.
      Cet ami savait que je taillais des marbres, mais il imaginait que je partais de blocs parallélépipédiques achetés auprès de quelques carrières ou marchands de matériaux, comme doivent s'y prendre quasiment tous les sculpteurs de marbre. De ce fait, tous ont un thème ou quelques thèmes privilégiés : tous projettent leurs formes de prédilection dans de la masse indifférenciée de pierre. De même qu'il en est des mottes de terre glaise que j'entreprends et dans lesquelles se trahissent mes thèmes privilégiés : le couple, la femme, l'anneau, etc…
      A cette interrogation je compris la perplexité de ce voisin : il découvrait un éclaté de formes singulières, plus ou moins abstraites, qui n'ont rien de commun, rien, sinon la même matière marbrière grise veinée de bleu ou de noir.
      " Quel est ton thème ? " Aucun. Puisqu'il s'agit, avec chacun des blocs naturels tirés du torrent, de correspondre à une donnée absolument singulière, et d'essayer d'en tirer le parti le plus heureux : en chacune de ces masses sauvages, une beauté intérieure qu'il me revient de deviner et de rendre à elle-même.
      Donc pas de thème sinon ce qui va dresser, belle et singulière, une pierre couchée et quelconque, ramassée parmi d'autres gravas. Ce qui va exprimer en elle une tension, une dynamique, un élan, une ouverture... Et de cet été, je retiendrais une prédilection à rendre des plis et replis, des concavités, des vallonnements : soit, plus ou moins infléchis, autant de jeux de lèvres, autant de séductions féminines, et par là même la dualité du couple.