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le toucher* de ma sculpture
   * " qualité que présente un corps pour la main qui le touche "

   Modeler une terre, sculpter un marbre, ciseler un bronze... en chacune de mes sculptures ma main a éprouvé quelque peu le toucher d'un corps. Mais qu'en est-il une fois ces sculptures exposées au public ? Chez nous, au musée, il est interdit de les toucher (quand on sait ailleurs des statues de saints usées et des poitrines d'Apsaras noircies à force de caresses). Car si ces sculptures sont d'une corporéité quelque peu sensuelle, si elles donnent à sentir du corps, le désir de les toucher s'avère bien plus fort et irrésistible que d'oser toucher des peintures ou photos. L'interdit peut donc s'expliquer, mais combien il refoule du désir, puisque par différence avec l'image, la corporéité séduisante de la sculpture appelle la délectation de la vue et celle du toucher. Non, en réalité c'est plus compliqué : entre la vue d'un corps et son toucher, il y a toujours un seuil de pudeur qu'on se permet de franchir ou qu'on se garde de franchir ; de même cette réserve devrait jouer avec la corporéité sculptée - ce qui pourrait aussi expliquer l'interdit. Serait-ce dire alors que le toucher de la sculpture, que la caresse de la poitrine de l'Apsara, entraînerait ou viendrait par défaut du toucher ou de la caresse d'un corps réel ? Serait-ce aussi le double sens, la double portée de l'interdit de pratiquer l'idole : gardez-vous de l'image illusoire du dieu et/ou du par défaut de votre aimée ?
   A l'entrée de mon atelier j'ai écrit cette invitation : vous pouvez caresser les marbres des doigts et des mains. Les visiteurs en sont très heureusement surpris, mais le plus étonnant ce sont les enfants qui abondent immédiatement avec bonheur dans cet autre abord de ma sculpture : en aveugle, ils semblent les sentir, les palper plus que les regarder - preuve de la corporéité de ma sculpture. Et preuve que de leurs cinq sens qui furent éveillés depuis leur naissance, et de leur toucher éveillé depuis le fond de leur mère (l'haptonomie de Catherine Dolto), ce toucher garde encore très vive sa palette sensible, avant qu'elle s'amortisse et s'amenuise en quittant l'enfance, désormais braises sous cendres, sauf les incandescences de l'amour qui sont à même de réveiller leur part enfouie et sauvage. Ma chance dans ma sculpture.

   Le toucher est sûrement le plus charnel des sens, et celui qui restera le moins éduqué, sinon d'être frappé d'interdit. Le toucher et la caresse sont les restes d'enfance et leurs reviviscences : l'enfant immergé au sein de sa mère et comblé de chérissements dès sa venue au jour - ces caresses l'ayant pétri d'amour et rendu cher et chair. Car faut-il qu'on s'en souvienne, le mot caresse vient de carus, ce qui est chéri et coûteux, aimé et précieux, et il vient de caro, le charnel, puisque la caresse s'exprime et se passe de chair à chair. Mais plus encore, de cher et de chair, la caresse se met en proche résonance avec le corps (de corpus, partie matérielle des êtres animés), et avec le cœur (de cor, le siège des émotions et des sentiments qui lui aussi est de chair). Nous voilà donc à une convergence étonnamment riche, où se mêlent et se contredisent, chez nous en Occident, à la fois les formes héritées bibliques et les formes grecques, les premières qui retiennent dans une même unité la chair et l'esprit, l'être tout entier vu de l'extérieur ou vu de l'intérieur, les secondes qui entretiennent le dualisme opposant la matière à l'esprit, le corps à l'âme, en dévaluant l'un, en surévaluant l'autre loin du bas niveau du toucher et des caresses.

   C'est dire aussi qu'il faudrait longuement débattre des mots d'ordre du non-figuratif dans l'art au XXe sc. (cf. l'annexe ci-dessous, p.6) : dès lors que le sculpteur, plus que le peintre, est aux prises avec la contradiction de travailler au corps et de s'entendre interdire d'exprimer le corps - la contradiction de saisir le réel, de le prendre à pleine main, et de s'entendre dire le 'touche pas' des peintres dont la toile n'est qu'au bout de leurs pinceaux. S'interroger sur la sculpture, par différence avec la peinture et les images, à partir du toucher et de la caresse, n'est-ce pas faire exploser la maison ?