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20 janvier 2018 : Eloge de l'étonnement, Zao-Wou-Ki
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20 avril 2018 : le souvenir de nos proches disparus


20 mai : l'art se rencontre



 

 

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Acquiescement marbre 1991 h.54cm

      En ce jour anniversaire de la mort de mon épouse, j’avance une nouvelle façon de m’interroger, j’essaie de comprendre : sa présence auprès de moi tiendrait-elle essentiellement du souvenir, et dans ce cas, quelle qualité de souvenir suis-je invité à entretenir, quelle attention profonde, quel recueillement ? Et qu’en est-il alors de sa présence, de sa vie ‘éternelle’ ?

Aujourd’hui, 9 décembre 2017, jamais en France la mort n’a été aussi lourdement assénée par les média : la foule immense qui pleure la disparition de Johnny Halliday, foule abondante de mille formes de souvenirs, de marques d’affection, de pérennisation du héros : portraits, motos, concerts, danses, larmes et cris, silences, fleurs, accoutrements, discours, messe solennelle… Hier aux Invalides, la cérémonie faisant mémoire de Jean d’Ormesson, comme pour le faire durer, le rendre vraiment ‘immortel’ - là aussi, parades et discours, musiques et chants, avec l’éternel crayon posé sur le cercueil. (N.B. ‘Les grands hommes sont plus grands que nature dans le souvenir, disait Alain. Ce que nous voyons en eux, c’est à la fois le meilleur d’eux et le meilleur de nous’) …. Il y a 300.000 ans les premières traces de nos ancêtres inhumant leurs morts en les décorant de poudres et coquillages – leur façon de témoigner de l’au-delà. Et tout à l’heure, en faisant visiter mon atelier et présentant ‘ma Jeanne d’Arc’, j’insistais à dire combien à l’origine de cette sculpture, j’ai tenté de rejoindre cette femme, par le souvenir le plus juste possible, le plus heureux pour elle, pour la restituer dans cette image d’elle. En chacun de ces cas, il y a donc l’extinction de la vie dans la mort, et il y a des pérennisations de présence du défunt par divers modes de souvenirs, du plus insignifiant et futile, au plus heureux et vivant. Voilà ce dont je voudrais débattre.

      Un premier constat : à bien réfléchir, croire que ‘l’âme’ du défunt est ‘montée au Ciel’ d’une ‘vie éternelle’, ou ne pas y croire, cela ne change en rien nos limites de notre condition humaine : pour nous, pour palier au néant, la présence-absence de nos proches ne saurait être que de souvenir, puisque l’éternité nous demeure le grand mystère. De ce fait, c’est bien le souvenir qui est ‘à la manœuvre’ ; il suffit de voir à foison les mots répétés dans les annonces de décès et les cimetières : ‘tu es vivant à jamais dans notre souvenir’. (N.B. Je considère à part le cadavre inhumé ou incinéré où, à mon sens, soyons réaliste, ce ne sont rien d’autre que des restes qui retournent à la terre – même s’ils aident à entretenir le souvenir – ce souvenir qui est au cœur des vivants).

      Grâce à une belle qualité de souvenir, le recueillement intime avec nos proches disparus, peut être (je dis bien peut être) notre façon d’en entretenir la présence-absence dans une forme de ‘Ciel’ au fond de nous. Car effectivement, si on accède à ce recueillement intime, c’est bien parce que, dans le néant de la mort, on pressent que seules les présences d’amour demeurent à jamais, seules elles durent par delà le temps qui passe ; comme dit St.Paul, tout disparaîtra si ce n’est ‘l’amour qui ne passe jamais’ (I Cor 13,8). De là on peut aussi pressentir ce que Jésus disait du Ciel, du Royaume de Dieu ‘qui ne se laisse pas observer, et on ne saurait dire : ‘Le voici ! Le voilà !’ car le Royaume de Dieu est au fond de vous » (Luc 17,22)

      Mais alors à ce compte, c’en est fini de notre imaginaire d’un Ciel qui nous attendrait ‘là-haut’, ayant rassemblé la foule innombrable des anges et des âmes. Car soyons réaliste : à notre petite mesure humaine, depuis notre vécu dans la durée des jours, s’il y a en nous une présence-absence de nos proches disparus dans la mort, c’est par le souvenir, et par là seulement ; mais par là même, c’est bien pour eux leur ‘Ciel’ ‘au fond de nous’, au cœur de chaque homme et chaque femme, à leur intelligence. Or sachant que seules les présences d’amour perdurent à jamais, on peut imaginer, non pas un Ciel là-haut comme une foule immense qui nous attendrait – mais on peut pressentir, au fur et à mesure de nos vies d’hommes et femmes, une histoire et un cours des générations jalonnés de brins de feu, de foyers, de brasiers, de buissons ardents, lesquels furent vifs et chaleureux des relations aimantes qu’ils eurent la grâce de connaître, ou dont, malheureusement, ils furent dépourvus – soit donc autant de Royaume (ou de néant), autant de Ciel en chacun d’eux dans la durée de leurs jours.

      Maria Cazarès exprimait cette pérennité de la présence d’un être aimé tout au long de sa vie, lorsqu’elle répondait, en 1980, longtemps après avoir perdu Albert Camus : ‘Lorsqu’une fois on n’a plus été seule, on ne l’est plus jamais’. Et sur les Carnets de Camus en 1937 ‘ Si j’avais à écrire un livre de morale, il aurait cent pages et 99 seraient blanches. Sur la dernière, j’écrirais : « Je ne connais qu’un seul devoir et c’est celui d’aimer »

      Car c’est ici, dans la familiarité intime de nos proches disparus, ici dans ce ‘travail de deuil’ (l’expression évoque bien une discipline, comme un travail d’analyse) – c’est ici qu’on ne peut qu’en appeler à une réelle qualité de souvenir, une réelle intelligence, sinon ces morts risquent de nous encombrer, ils risquent de nous peser et plomber d’accablement et regrets, de mornes passés morts ; tandis qu’à l’inverse, une réelle qualité de souvenir peut ‘au fond de nous’, redonner vie légère et nouvelle à nos proches disparus (et nous avec eux). De fait, il y a les souvenirs, les ‘devoirs de mémoire’ qui ne cessent de vous accabler de tourment (telle la mémoire de la Shoah, telle l’obligation que l’on se donne de ne pas oublier tel et tel malheur passé, tel et tel défunt). Il y a l’entretien de souvenirs limités à des futilités, à des objets peu signifiants, à des paroles et des formes rituelles vaines ou dérisoires (tout en sachant qu’en ces passages de deuil, chacun se débrouille comme il peut, vaille que vaille, et qu’on se doit d’être discret dans nos jugements). Mais justement, du fait même qu’il est tant et tant d’habitudes plus ou moins saines et indigentes, dans nos propres ‘travails de deuil’, c’est là que s’attise en nous l’exigence d’une qualité de souvenir qui s’accorde mieux à nos proches disparus, qui leur donne une ‘présence-absence’ meilleure : l’exigence d’une attention profonde, d’un recueillement, d’une vive intelligence : celle qui interroge et discerne sur quoi et comment doit se porter notre souvenir (de même que l’intelligence de la prière écarte les illusions).

      Foi ou pas, ce qui est sûr et certain, s’agissant de bien se souvenir de nos proches disparus, c’est qu’il importe d’en revivre et raviver ce qu’ils furent de présence aimante, spécialement celle que nous avons connue et ressentie d’eux : cette part très discrète de leur vie et ces souvenirs très forts auxquels il nous faut être attentifs et s’y recueillir, comme on ranime les braises sous cendres – puisqu’il n’y a que l’amour qui demeure, il n’y a que le ‘devoir d’aimer’ dit Camus, il n’y a que ces moments d’amour qui soient à même de se raviver en nous. Alors oui, quel beau souvenir, quelle inoubliable mémoire peut ainsi s’enfouir au plus heureux des nôtres, à leurs chérissements.

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« Dès maintenant nous sommes enfants de Dieu,
et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté » (St.Jean)

nous sommes / nous serons
vie cachée / qui sera manifestée
durée des jours / vie éternelle

« Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves
et notre petite vie est entourée de sommeil » (Shakespeare)

      Tout ce qui a été avancé jusque-là s’est voulu réaliste, concret, dans les limites de notre conscience mortelle : d’où l’importance du souvenir, d’une vive intelligence du souvenir, s’agissant de nos proches disparus. Maintenant comment cela va-t-il s’accorder avec une autre dimension, celle que nous révèle la foi chrétienne, enracinée en culture biblique : dès lors que la mort n’est pas l’extinction totale de la vie, mais passage en vie éternelle ?

      Quel est le mystère de la vie de chacun, sa vie véritable que je dis présence – là où la foi biblique dit présence dans la durée des jours et présence éternelle (hors temps-espace, instantanée). Je dis ‘présence’, parce qu’à mon sens, c’est ce qui fait la vraie vie de chaque être humain, sa seule consistance véritable, ses qualités de relations, ses vives présences aux autres, ses braises d’amour, de chérissement, d’altruisme, d’empathie (la faculté d’éprouver ce que l’autre ressent). Ainsi les premiers avènements de présence chez le nouveau-né qui entre en échange avec sa mère, qui écoute sa voix et regarde son visage, et en goûte les odeurs, les tendresses et le lait.

      Dans notre culture occidentale, une telle qualité de présence humaine apparaît il y a 3000 ans dans le comportement de Moïse en Egypte, prenant la défense d’un de ses frères maltraité, et fuyant au désert où son Dieu va le renvoyer parmi les siens : ce Dieu qui se révèle à lui dans le Buisson ardent et lui dit : ‘Je suis qui je serai’, ‘Je suis avec toi allant délivrer mon peuple’. Cette scène primordiale et décisive est l’accord de deux qualités de présence, celle de Moïse en empathie des siens, celle de son Dieu que l’on découvre traversé et usé par ce grand amour pour les siens : non pas un dieu dans la fixité et le repos de son éternité, mais une Présence qui est partie liée et partie prenante avec les hommes et femmes qu’il crée et qu’il ne cesse d’accompagner, de ‘sauver’, d’être ‘avec eux’ – ce Dieu qui ‘s’est fait chair et a demeuré parmi nous’. ‘Dieu qui a tant aimé le monde’ dit encore l’Evangile de Jean. Ou encore, dans la bouche de Jésus, après sa résurrection, ses derniers mots à ses disciples : ‘Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde’.

      Il y a là un message biblique qui amène à prendre conscience du plus vrai et inestimable de la vie de chaque homme, de chaque femme : vie de la vie, ses richesses singulières de présence, ses qualités d’amour, ses densités de liens, ses étoffes de relations, ses aptitudes de dialogues et d’échanges… en Je et Tu, en vis-à-vis, en corps-à-corps… en Je et Vous, en communautés, en solidarités, en accueils et abondances de dons… – bref, toutes ses ouvertures et embrasures de présence qui sont vécues dans la durée de ses jours (qui y furent vécues, telle Maria Casarès, plus jamais seule, ou qui y seront vécues, tel le nouveau-né) et qui, par là même, sont d’une portée éternelle, au-delà des mots, des visages et des corps… relativisant ainsi la mort pour celui qui s’y accorde.

      Et c’est bien là que la qualité du souvenir de nos proches disparus (ce souvenir attaché à leur part intime de présence aimante) – c’est là qu’elle s’accorde à la dimension de Ciel et d’éternité entretenue par la foi biblique.
      C’est là qu’on comprend qu’en cette éternité, ce n’est que bonheur, mais du bonheur en empathie : Dieu aimant le monde. Ainsi la parabole du berger partant à la recherche de sa brebis perdue, et lorsqu’il la retrouve,« il la met tout joyeux sur ses épaules’ (tout en ‘chérissement’ traduit Chouraqui au plus près de l’hébreu), ‘et de retour chez lui, il assemble amis et voisins et leur dit : ‘réjouissez-vous (chérissez-vous) avec moi car je l’ai retrouvée ma brebis qui était perdue !’ C’est ainsi qu’il y aura plus de joie-chérissement dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent… » (Lc 15,20). (Cette brebis perdue n’est-elle pas à l’image du ‘peuple de Dieu’ auquel est envoyé Moïse, avec ce mélange de bonheur-empathie/joie-chérissement ? - cette mystérieuse succession-collusion de durée des jours et d’accomplissement éternel).

      En chacun de nos proches disparus, en chacune de leurs présences, hier dans la durée de leurs jours et désormais éternelles, on devine cette teneur d’éternité à la mesure de leurs vécus d’amour ; on devine donc, en tel et tel proche, la seule part vivante qui demeure au ‘Ciel’ – non pas du plaisir solitaire, ni les effusions d’une immense liturgie de foule (selon l’imaginaire traditionnel du Ciel), mais une présence infiniment discrète ‘au fond de nous’, qui nous habite de silence : lorsqu’on sait que toute véritable relation aimante est toujours personnelle, intime et seul à seul (‘unique’ comme la Rose du Petit Prince) ce ne peut être que du bonheur-empathie, de la joie-chérissement dans de la relation unique à chacun des siens, et par là en amour du monde – en présence de ‘Dieu qui a tant aimé le monde’.

      Tel Jésus fatigué par la route, assis au bord du puits et demandant à la Samaritaine de lui donner à boire – de cette eau qu’il lui promet ‘eau vive’, ‘jaillissant en vie éternelle’ (Jn 4). Ou dans l’Apocalypse (3,20) : ‘Voici que je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’’entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi’ .

      Serait-ce donc que notre qualité de souvenir de nos proches disparus en entretienne la présence en notre intimité (comme braises sous cendres), et par là-même s’accorde à leur durée éternelle (du temps qui passe au temps qui dure) ? Serait-ce que leur pérennisation par notre souvenir ‘touche’ ainsi leur éternité ? - telle dans la Flute enchantée : ‘l’homme et la femme qui s’aiment, touchent à Dieu’.