20 janvier 2021 : "le présentiel et distanciel de notre époque" 20 février 2021 : "un sculpteur se défiant des images" 20 mars 2021 : "des visages tels que sont les gens" 20 avril 2021 : quelconquerie |
|
couple enlacé h.18cm |
Sans doute est-il paradoxal pour un sculpteur de parler
‘quelconquerie’, alors que toute son œuvre est tendue vers
l’excellence, la beauté ? J’emprunte cette expression à Jean Grosjean -
expression qui lui était chère pour dire la banalité, l’ordinaire, le
commun, la modestie… et finalement pour dire le vrai de notre condition humaine. Il l’emploie
surtout pour parler de Jésus, le ‘Fils de l’homme’ – tel que, par
exemple, Pilate, lors de son procès, le présente à la foule en disant ‘Voilà l’homme’. Il rejoint ainsi la largesse et l’humilité
typiquement bibliques telle la prière du psaume : ‘
Tu as donné à mes jours la largeur de la main, l’homme vivant n’est
qu’un souffle’
(Ps 39,6).
*
Posons la question autrement : l’œuvre de l’homme, son parler et son
langage, son allure et sa tenue, son expression de lui-même – bref, sa
culture ne gagnerait-elle pas, à être au meilleur d’elle-même, en étant en
dialogue avec la nature, en proximité et correspondance avec elle, plutôt
qu’en prétention de faire-mieux, en artefact – tout en se faisant
prédatrice de la nature ?
Quant aux cultures religieuses, le meilleur d’entre elles donne à sentir et
éprouver quelque au-delà, et au mieux, la Présence de Dieu. C’est ainsi que
dans la culture biblique, toute tendue dans l’expression de l’homme en
relation à cette Présence de Dieu, à ce qui est ‘saint’, ou ‘sacré’,
c’est-à-dire à ce qui est ‘à part’, tels
les différents degrés de ‘sainteté’ rendus dans la matérialité des espaces
du Temple de Jérusalem : depuis le ‘Parvis des gentils’ (ou non juifs),
puis le ‘Parvis des femmes’, puis celui des hommes (avec l’autel des
sacrifices), puis le ‘Saint’, puis le ‘Saint des Saints’
derrière le voile (le lieu par excellence de la présence divine). Sachant
que bien des Temples du Moyen-Orient antique répliquaient quelque peu ce
mode de gradation.
Ce plaidoyer, ce faire-valoir pour la sécularité vaut pour le lieu et la façon de vivre ; mais cela vaut aussi pour le parler. Dans notre société devenue séculière en quelques années, puisque c’en est fini de ce que j’appelais autrefois, les ‘gros mots’, les mots rituels et théologiques qui convenaient bien autrefois comme ‘mots religieux’ d’une société chrétienne (tels que cela subsiste encore en pays ‘catho’, comme la Pologne) ; mais une fois dans notre société massivement profane, séculière, il nous importe d’abandonner ces ‘gros mots’ convenant en société chrétienne (de même que les clercs abandonnent leurs soutanes), et d’user, autant que possible, des mots communs, en reconnaissant alors que c’est moins ces mots eux-mêmes, que le mode de l’échange, que la qualité de relations qui est à même de ‘porter loin’ comme fonctionnaient autrefois les mots religieux.
Lorsque Jésus parlait, il s’adressait à des gens empreints de foi et de
parler israélites ; il usait donc d’un parler d’humanité coulé dans ces
usages religieux d’époque – toutefois on devine bien que c’était sa façon
même de parler qui infléchissait le sens de ce qu’il disait dans une portée
et des résonnances plus profondes. Et c’est ce qui, par là même, le mettait
en dissidence – et d’où, par là, le rejet de ce ‘prophète’ (‘pro-phète’,
c’est parler devant, parler plus loin).
*
Quelquonquerie de Jésus de Nazareth : que de fois au lieu de prêcher
solennellement la Parole de Dieu (de même que l’artiste fait
‘œuvre d’art’), on le voit qui s’invite ou se laisse inviter à des
repas, à de bon repas (sachant sa culture de l’hospitalité que nous
ne connaissons plus) : depuis les Noces de Cana où il fait surabonder le
vin, depuis son entraînement de la foule à la Montagne où il multiplie les
pains, depuis son repas chez le Pharisien où la prostituée est venue le
caresser, et le repas à Béthanie où Marie est venue l’oindre de parfum, et
le repas chez Zachée, et ceux avec ‘les publicains et les pécheurs’
(d’où les reproches où on le
traite de ‘glouton et d’ivrogne’)…. et cela jusqu’à sa dernière
‘Cène’ avec ses disciples la veille de sa mort (en les invitant alors à
rééditer ce repas ‘en mémoire de lui’ – les ‘messes’) ; et puis,
une fois ressuscité (perpétuant de même sa simple présence vivante avec
eux) – poursuivant son même mode d’éloquence banale et quelconque,
lorsqu’il mange à Emmaüs avec ses deux disciples, puis avec tous les siens
à la ‘Chambre haute’, puis au bord du Lac...
* * * Culture de ma sculpture ? Éloquence singulière : dans l’abstrait de mes marbres, savoir m’accorder au plus heureux de ces données de nature, extraites du torrent ; et dans mes terres et par là mes bronzes, des formes d’humanité, des allures de féminité, à la fois modestes et heureuses. Qu’elle m’est précieuse, ma quelconquerie ! *
«
Vraiment rien n’empêche de trouver toutes choses inépuisables et
intactes : d’où l’art surgirait-il sinon de cette joie et de cette
tension d’un infini commencement ? »
* * *
Ce 20 du mois est le dernier : cette ‘
quelconquerie’ qui tombe comme feuille d’automne (en ce 20 avril
!)
Mais pour le moment, dans la fatigue de l’âge, je fais une pause, je ne veux pas forcer, et il est hors de question que je répète, de même que mes sculptures : chacune une création nouvelle, et ici donc, réflexion nouvelle – mais voilà bien ce qui m’est difficile en entrant dans le grand âge – ‘créer du nouveau !’ Qui sait donc l’avenir ? à la grâce de Dieu ! |