20 janvier 2021 : "le présentiel et distanciel de notre époque"
20 février 2021 : "un sculpteur se défiant des images"
20 mars 2021 : "des visages tels que sont les gens"
20 avril 2021 : quelconquerie
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couple enlacé
h.18cm
ma toute première création figurative en 81

    Sans doute est-il paradoxal pour un sculpteur de parler ‘quelconquerie’, alors que toute son œuvre est tendue vers l’excellence, la beauté ? J’emprunte cette expression à Jean Grosjean - expression qui lui était chère pour dire la banalité, l’ordinaire, le commun, la modestie… et finalement pour dire le vrai de notre condition humaine. Il l’emploie surtout pour parler de Jésus, le ‘Fils de l’homme’ – tel que, par exemple, Pilate, lors de son procès, le présente à la foule en disant ‘Voilà l’homme’. Il rejoint ainsi la largesse et l’humilité typiquement bibliques telle la prière du psaume : ‘ Tu as donné à mes jours la largeur de la main, l’homme vivant n’est qu’un souffle’ (Ps 39,6).
    La quelconquerie serait donc le vrai de notre condition humaine, loin de ‘s’en croire’, et loin de ce qui sent l’artifice – et de toute altération produite artificiellement. Or justement, n’est-ce pas l’artiste qui reconnait que son œuvre tient de l’artifice – en opposant ainsi son œuvre de culture à la nature ?
    Et pourtant, quant à la beauté, n’y a-t-il pas une excellence de perfection toute naturelle dans une fleur, dans un arbre, dans le chant d’un oiseau, dans le vent, la lumière et la nuit, dans l’ensemble de la nature, de la terre, du monde… – une perfection à laquelle notre sensibilité écologique actuelle s’indigne et se fait soucieuse parce que l’homme l’a abîmée et ne cesse malheureusement de l’abîmer.

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    Posons la question autrement : l’œuvre de l’homme, son parler et son langage, son allure et sa tenue, son expression de lui-même – bref, sa culture ne gagnerait-elle pas, à être au meilleur d’elle-même, en étant en dialogue avec la nature, en proximité et correspondance avec elle, plutôt qu’en prétention de faire-mieux, en artefact – tout en se faisant prédatrice de la nature ?
    Ne serait-ce qu’en cela, ne sommes-nous pas incités à éviter l’artifice, à être plus simple et vrai, en étant plus ‘naturel’ ? Et cela jusque dans l’œuvre d’art ?
    Ainsi des vêtements, des tenues, où on peut convenir de l’habit du comédien au théâtre, de l’uniforme du militaire dans une parade, de l’accoutrement du célébrant d’une cérémonie religieuse…. mais où on s’étonne et on juge mal à propos des tenues d’une autre époque, telle la robe de l’avocat et telle la soutane du clercs dans nos rues.
    Et c’est de la même manière qu’on sera sensible et sévère avec le parler : car faut-il qu’il emprunte les artifices de la poésie pour être admirable et savoureux à lire et à entendre ?
    Et de même on pourrait parler de la musique et du chant.

    Quant aux cultures religieuses, le meilleur d’entre elles donne à sentir et éprouver quelque au-delà, et au mieux, la Présence de Dieu. C’est ainsi que dans la culture biblique, toute tendue dans l’expression de l’homme en relation à cette Présence de Dieu, à ce qui est ‘saint’, ou ‘sacré’, c’est-à-dire à ce qui est ‘à part’, tels les différents degrés de ‘sainteté’ rendus dans la matérialité des espaces du Temple de Jérusalem : depuis le ‘Parvis des gentils’ (ou non juifs), puis le ‘Parvis des femmes’, puis celui des hommes (avec l’autel des sacrifices), puis le ‘Saint’, puis le ‘Saint des Saints’ derrière le voile (le lieu par excellence de la présence divine). Sachant que bien des Temples du Moyen-Orient antique répliquaient quelque peu ce mode de gradation.
    C’est alors qu’on peut s’interroger, dans notre culture actuelle en France devenue massivement séculière (de telle sorte que nous sommes tous rabattus au degré zéro du ‘Parvis des gentils’ du Temple de Jérusalem) – par défaut de gradations d’espaces ‘ad hoc’ (qui ne sont à vrai dire que matérialités), on peut s’interroger sur ce qui peut quand même subsister au meilleur des hommes et des femmes – ce qui peut se recueillir, s’approfondir, s’intérioriser comme présence à présence, et par là, comme altérité infinie. Puisqu’une fois ces hommes et femmes vivant dans la sécularité de notre monde actuel, qu’est-ce qui les empêche de vivre en étant intérieurement ‘habité, ‘à part’, ‘différent’ – et cela dans leur qualité de relation aux autres, c’est-à-dire à l’infini des autres.

    Ce plaidoyer, ce faire-valoir pour la sécularité vaut pour le lieu et la façon de vivre ; mais cela vaut aussi pour le parler. Dans notre société devenue séculière en quelques années, puisque c’en est fini de ce que j’appelais autrefois, les ‘gros mots’, les mots rituels et théologiques qui convenaient bien autrefois comme ‘mots religieux’ d’une société chrétienne (tels que cela subsiste encore en pays ‘catho’, comme la Pologne) ; mais une fois dans notre société massivement profane, séculière, il nous importe d’abandonner ces ‘gros mots’ convenant en société chrétienne (de même que les clercs abandonnent leurs soutanes), et d’user, autant que possible, des mots communs, en reconnaissant alors que c’est moins ces mots eux-mêmes, que le mode de l’échange, que la qualité de relations qui est à même de ‘porter loin’ comme fonctionnaient autrefois les mots religieux.

    Lorsque Jésus parlait, il s’adressait à des gens empreints de foi et de parler israélites ; il usait donc d’un parler d’humanité coulé dans ces usages religieux d’époque – toutefois on devine bien que c’était sa façon même de parler qui infléchissait le sens de ce qu’il disait dans une portée et des résonnances plus profondes. Et c’est ce qui, par là même, le mettait en dissidence – et d’où, par là, le rejet de ce ‘prophète’ (‘pro-phète’, c’est parler devant, parler plus loin).
    Conséquence pour nous dans notre société séculière : si on ne fait que répéter l’Évangile à la lettre, on oublie le décalage d’une parole qui convenait à un milieu israélite (en Palestine il y a 2000 ans), mais qui ne parle plus guère en notre modernité séculière. Il nous faut donc viser le naturel, le ‘vrai’ d’une ‘qualité de relations humaines’ telle qu’en parle Saint-Exupéry : ‘Nous avons goûté, aux heures de miracle, une certaine qualité de relations humaines, là est pour nous la vérité’ . Et Saint-Exupéry d’ajouter : « …Comptent pour l’homme d’abord et avant tout la tension des lignes de force dans lesquelles il trempe, et sa propre densité intérieure qui en découle, et le retentissement de ses pas, et l’attirance des puits et la dureté de la pente à gravir dans la montagne » (Lettre à un otage et Citadelle 135).

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    Quelquonquerie de Jésus de Nazareth : que de fois au lieu de prêcher solennellement la Parole de Dieu (de même que l’artiste fait ‘œuvre d’art’), on le voit qui s’invite ou se laisse inviter à des repas, à de bon repas (sachant sa culture de l’hospitalité que nous ne connaissons plus) : depuis les Noces de Cana où il fait surabonder le vin, depuis son entraînement de la foule à la Montagne où il multiplie les pains, depuis son repas chez le Pharisien où la prostituée est venue le caresser, et le repas à Béthanie où Marie est venue l’oindre de parfum, et le repas chez Zachée, et ceux avec ‘les publicains et les pécheurs’ (d’où les reproches où on le traite de ‘glouton et d’ivrogne’)…. et cela jusqu’à sa dernière ‘Cène’ avec ses disciples la veille de sa mort (en les invitant alors à rééditer ce repas ‘en mémoire de lui’ – les ‘messes’) ; et puis, une fois ressuscité (perpétuant de même sa simple présence vivante avec eux) – poursuivant son même mode d’éloquence banale et quelconque, lorsqu’il mange à Emmaüs avec ses deux disciples, puis avec tous les siens à la ‘Chambre haute’, puis au bord du Lac...
    C’est donc dire clairement, en complément et aboutissement de ses paroles, que c’étaient là autant de repas où il élevait la qualité de relation – autant d’occasions pour lui de donner ainsi de son humanité, de sa meilleure éloquence, sa meilleure façon de prêcher la Parole de Dieu, d’annoncer la ‘Bonne nouvelle’ : l’évangile : ‘ces heures de miracle, ces qualités de relations humaines’- que Saint-Exupéry dit être ‘la vérité’, au souvenir d’une heureuse rencontre à boire sur une terrasse en bord de Saône.

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    Culture de ma sculpture ? Éloquence singulière : dans l’abstrait de mes marbres, savoir m’accorder au plus heureux de ces données de nature, extraites du torrent ; et dans mes terres et par là mes bronzes, des formes d’humanité, des allures de féminité, à la fois modestes et heureuses. Qu’elle m’est précieuse, ma quelconquerie !

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« Vraiment rien n’empêche de trouver toutes choses inépuisables et intactes : d’où l’art surgirait-il sinon de cette joie et de cette tension d’un infini commencement ? »
(Rilke)




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    Ce 20 du mois est le dernier : cette quelconquerie’ qui tombe comme feuille d’automne (en ce 20 avril !)
    Qui sait, à l’avenir, si j’aurai plaisir à diffuser d’autres réflexions ? Puisque, par bonheur, je continue d’écrire ce qui me chante, et modérément, créer des terres à mon goût.

    Mais pour le moment, dans la fatigue de l’âge, je fais une pause, je ne veux pas forcer, et il est hors de question que je répète, de même que mes sculptures : chacune une création nouvelle, et ici donc, réflexion nouvelle – mais voilà bien ce qui m’est difficile en entrant dans le grand âge – ‘créer du nouveau !’

    Qui sait donc l’avenir ? à la grâce de Dieu !