20 juin 2008 : l'impact des Psaumes
20 août : l'art grec
20 octobre : l'art d'Afrique Noire
20 novembre : Béatrice et Laure
20 décembre : Le Penseur de Rodin
20 janvier 2009 : la propension des choses en Chine
20 février : les pierres en Chine et au Japon

20 mars : pierres en Inde

20 avril : pierres dressées et autels
20 mai : stèles funéraires
20 juin : un musée du galet

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     En matière de pierres d'art, de pierres contemplées, de pierres de culte, lorsqu'on quitte la Chine et le Japon, et que l'on va en Inde, les contrastes sont saisissants. Là nous avions retenus les jades, les pierres de rêve et les pierres de jardin (des univers d'agrément privé et de contemplation : objets en jade, tableaux de rêve, jardins clos), ici, en Inde, ce n'est plus le jade qui compte mais l'or, et en matière de pierres adulées, ce sont les Linga de Shiva par millions, et une caractéristique unique au monde : les statuaires érotiques de certains temples. (Sans parler de la statuaire du Bouddhisme qui est commune à tout l'Orient). Si bien qu'exceptée cette dernière, on pourrait dire, en résumé, que la Chine et le Japon du Taoïsme sont le monde de la pierre discrète, et l'Inde de l'Hindouisme celui de la profusion extérieure fortement marquée d'érotisme.
     Ainsi l'Inde, dans sa surabondante sculpture de pierre, sa statuaire à foison - l'Inde de l'Hindouisme aime se raconter les grands récits mythologiques où il arrive mille aventures aux héros et aux dieux, dont beaucoup, beaucoup d'aventures amoureuses, quantité de séductions féminines, de nudités. Certes depuis notre culture européenne nous dirions une obsession érotique. Mais qui sait si pour les Hindous ce n'est pas un comportement de santé qui intègre naturellement ces choses basiques de la vie ?
     (Cet aspect a déjà été abordé à la page 53 du site : Dans la comparaison des mythes érotiques de l'Inde avec ceux de l'Occident, Marguerite Yourcenar souligne combien la volupté est librement déployée ici, tandis que là elle est toujours frappée de dramatique - Krishna parmi les bergères, contre Dyonisos, Orphée, le Bon Pasteur, etc. Dans cette comparaison, on mesure aussi combien en Inde la volupté se trouve mieux rendue, ressentie et transmise par la sculpture que par d'autres formes d'art ; là où l'auteur remarque que "plus s'est développée dans l'art une sensibilité proprement hindoue, plus l'érotisme s'est installé dans l'expression des formes"...)


     Revenons à notre passage de la Chine et du Japon à l'Inde. Nous avions remarqué combien, depuis l'Europe, il nous est difficile de comprendre quelque peu les pratiques de 'pierres précieuses' en Chine et au Japon - les jades, les pierres de rêve, les pierres de jardin. Pour autant ces pratiques ne nous sont nullement gênantes ou répulsives, au contraire : si peu que nous les devinions, elles suscitent respect et admiration. Il n'y aurait que les objets en jades sur lesquels nous pourrions nous méprendre dans la mesure où, depuis l'industrie et la consommation modernes de ces pierres, on oublierait la rareté et les extraordinaires prouesses techniques qu'ont représentées ces jades depuis le néolithique.
     Tout différent est le contraste entre notre culture européenne et les pierres vénérées en Inde. Cette fois c'est l'érotisme qui suscite notre gêne, notre répulsion, notre méconnaissance - ou au contraire notre exploitation de consommation touristique. Nous retiendrons deux aspects : 1° surexploitée par le tourisme, la statuaire des Temples de Khajuraho ; 2° discret et méconnu, le culte du linga de Shiva diffusé par millions en tous lieux, et relevant de la pratique individuelle ou domestique.



     Khajurâho. Au centre de l'Inde, à égale distance de Bombay, Delhi et Calcutta, s'élevait jadis la capitale des Chandellas. Leur puissance s'affirme vers 900, avec une splendeur qui maintint son éclat durant deux siècles. Près de 85 temples furent érigés (il en reste une vingtaine), l'ensemble donnant une impression d'altitude : ils étaient comparés à des montagnes enneigés ou aux nuages - autant de pics précédés de leurs contreforts - autant de dressements phalliques. Les premiers souverains Chandellas furent vishnouïtes, leurs successeurs devinrent de fervents adeptes du Shivaïsme - les temples pouvant évoquer le Mont-Kailasa, séjour et trône magnifique de Shiva (nous allons reparler de ce Dieu mâle).
     "La plupart de ces temples s'embrasent de caresses, d'effleurements, de possessions, écrit Max-Pol Fouchet (1), mais les images érotiques, comme l'architecture même, témoignent d'une recherche particulière. La simplicité parfois si directe de Konarak (autre temple de l'art amoureux des Indes) manque à Khajurâho. Les Apsaras (les nymphes (2)) ont ici dans leurs attitudes une impudeur davantage élaborée, une préciosité qui les fait moins 'humaines' et plus divines, comme il convient, d'ailleurs, à leur origine. Khajurâho offre au regard un peuple d'images féminines parmi les plus parfaites qui soient, mais leur perfection même s'accompagne d'afféterie, de mièvrerie. De certaines on dirait qu'elles sont 'sophistiquées'. Ce n'est pas amoindrir leur charme : on ne se lasse pas de contempler, entre mille autres, l'Apsara qui se farde les paupières de kajal, le kohl indien, ou celle qui retire de son pied une épine."
     "Le décor voluptueux des monuments n'est jamais 'obscène'. L'obscénité n'apparaît qu'avec la laideur. Or la représentation érotique se pare en Inde, même au niveau du réalisme humain, d'une extrême beauté plastique... Qu'on le veuille ou non, l'Inde brahmanique vit en familiarité constante avec l'acte sexuel. Il est le fait habituel des dieux. (...) L'inde reconnaît à l'érotique la dignité d'une science. Environ le IVe siècle, Vâtsyayâna rédige le
Kâmasûtra, description précise de l'amour physique..."


     Depuis notre culture occidentale de Chrétienté, depuis notre Modernité d'art laïque, en ses formes abstraites ou conceptuelles, avares et frigides de figures, et nulles quant à la sensualité, il nous est difficile de comprendre et sentir l'art de l'Inde de l'Hindouisme, l'art d'un peuple profondément religieux, l'art d'une religion où la forme est la manifestation du Sans Forme, où le Sans Forme est source de toutes les formes, où l'œuvre d'art a son origine dans l'Indifférencié et y intègre le croyant lorsqu'il use d'elle pour se libérer de l'illusion. Ici le corporel joue plein jeu, l'Art se déploie en surabondance pour que la Vérité prenne forme au regard et au toucher de ceux qui ne savent la découvrir dans sa nudité : l'Art sert la Vérité, plus encore la désigne, en même temps qu'il se dénonce. (Par différence, il faut reconnaître combien notre Modernité occidentale entretient un rapport ambigu et coincé avec la figure, le figuratif, la statuaire. Preuve que le fonctionnement Hindou de l'art nous est totalement étranger. D'où la question : avares et rétifs que nous sommes à donner profusion et sensualité de formes d'art qui restituent généreusement l'intériorité des êtres et du monde, cette ladrerie n'est-elle pas celle-là même de notre maladresse à donner forme et sensualité exprimant nos états intérieurs, nos débats du coeur ?)


Brahma, Vishnu/Shiva et Sakti : triade fondamentale de l'Hindouisme. Brahma, comparable au Dieu Créateur originel. Vishnu, force évolutive de l'univers, aux multiples incarnations. Shiva, le Destructeur et Créateur dirigeant le monde de sa danse cosmique ; progéniteur suprême, son symbole est le LINGA, le phallus dont Sakti, son épouse, est le YONI, la matrice indispensable pour vivifier le sperme. Le Linga Purâna raconte la dispute qui éclata un jour entre Vishnu et Brahma pour savoir qui est supérieur. Pour mettre fin à la discussion, apparaît soudain une gigantesque colonne flamboyante. Vishnu prend la forme d'un sanglier et creuse la terre pour trouver le commencement de cette colonne alors que Brahma sous la forme d'un cygne blanc, la survole sans pouvoir en trouver le sommet. Alors qu'aucun des deux n'arrive à la trouver, Shiva apparaît dans la colonne même et Vishnu et Brahma reconnaissent alors sa suprématie.


Le linga/yoni de Shiva/Sakti est reproduit en pierre par millions : bétyle vertical entouré à sa base par l'anneau. Il est l'objet rituel le plus fréquent. "Sa présence est constante non seulement dans les temples shivaïtes, mais encore dans les rues des villes, au bord des chemins campagnards, à l'intérieur des demeures privées. Les fidèles acquièrent son image en réduction comme nos dévots leur crucifix ; beaucoup le portent sur eux en breloque. Un simple galet poli par les eaux, s'il est phalloïde... Le culte qu'on lui rend est simple : il consiste à le fleurir, l'oindre de babeurre ou d'huiles odoriférantes, le laver. (..) Le linga-yoni a un sens doublement symbolique : leur union constitue d'abord une immédiate image de la création du monde. (...) Il témoigne encore et surtout de la réduction du divers à l'unique. Axe primordial, le linga montre, en se joignant au yoni, que l'Absolu se développe en pluralité, mais se résout en unicité." (1)


(1) L'art amoureux des Indes. Gallimard 1957
(2) déesses de rang inférieur, nées du barattage de la mer de lait, nymphes des eaux, représentées comme des danseuses ou musiciennes