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20 mai 2008

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sculpture : érotisme/amour

     Comment l'art peut-il exprimer l'amour ? Par différence avec la littérature, avec la poésie, force est de reconnaître que la sculpture ne dispose que d'expressions de formes corporelles ou qui suggèrent la corporéité. Autrement dit, la sculpture ne peut que jouer le registre de la charnalité érotique, sachant que cet érotisme sculpté se complait, le plus souvent, dans la provocation, la pornographie, et ne s'élève que rarement à exprimer des sentiments plus graves ou profonds, tels les tourments de la passion chez Rodin et Claudel, tels les Paolo et Francesca du XIXe, telle la danse chez Carpeau, telle la grâce mièvre de Canova. Rien n'est plus ténue et sensible que la fine expression de l'amour dans la sculpture. Rien n'est plus exposée à méprise : mièvreries faciles pour les uns, formes agressives ou choquantes pour d'autres.

     Octavio Paz dans "La flamme double. Amour et érotisme" (NRF 1993), distingue trois niveaux : le sexuel, l'érotisme et l'amour. 'Le sexe, la sexualité c'est ce que les hommes et femmes ont de commun avec les animaux en vue de la reproduction... L'érotisme est exclusivement humain : sexualité socialisée et transfigurée par l'imagination et la volonté des hommes… avec cette infinie variété de formes à travers lesquelles il se manifeste… L'érotisme est invention, variation incessante ; le sexe est toujours le même'. Et qu'en est-il de l'amour ? Paz l'annonce dans son titre : " La Flamme double. Selon le dictionnaire espagnol des Autorités, 'la flamme est la partie la plus subtile du feu qui s'élève et s'exhausse en figure pyramidale'. Le feu originel et primordial, la sexualité, lève la flamme rouge de l'érotisme et celle-ci, à son tour, soutient et exalte une autre flamme, bleue et tremblante : celle de l'amour. Erotisme et amour : la flamme double de la vie." (p.11, 16s).
     L'essentiel du propos de Paz est alors l'invention de 'l'amour courtois' en civilisation provençale médiévale. Il en analyse les développements et variations jusqu'au XXe siècle, jusqu'au Suréalisme. Seulement il reconnaît qu'ensuite : 'à notre époque (depuis la Guerre) la politique absorbe l'érotisme et le transforme : ce n'est plus une passion, c'est un droit. Profit et perte : la légitimité l'emporte mais l'autre dimension, passionnelle et spirituelle, disparaît. … Quantité d'articles, d'essais et de livres sur la sexologie… (mais) le grand absent de la révolte érotique de cette fin de siècle a été l'amour. Cette situation contraste singulièrement avec les changements qu'apportèrent le néo-platonisme de la Renaissance, la philosophie 'libertine' du XVIIIe siècle ou la grande révolution romantique… Véritable faillite qui nous a rendus invalides non de corps mais d'esprit' (p.142).

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     Faisons un détour chez les philosophes. N'est-ce pas dans cette 'révolte érotique de fin de siècle' qu'on peut entendre le propos du philosophe Jean-Luc Marion dans son ouvrage "Le phénomène érotique" (Grasset 2003) ? Il estime tout bonnement être le premier philosophe à engager directement le sujet de l'amour (quoiqu'à vrai dire, n'ayant pas lu Paz, il entretienne la confusion entre amour, sexualité et érotisme). Il pose donc ainsi la question : pourquoi cette si longue absence de l'amour en philosophie ? Parce que, dit-il, 'l'amour reste métaphysiquement conçu comme une 'passion', donc un dérivé par rapport à des déterminations plus essentielles. Quant à la psychanalyse, elle oriente la question de l'amour vers la pulsion de mort, qui le marginalise' (Le Point. Hors série. Avril 2008). Côté philosophes, à l'évidence, la raison (c'est-à-dire l'objectivité raisonnable) prime sur les passions, dont l'amour. Toutefois Marion reconnaît l'apport de Levinas et de Ricoeur qui posent l'Autre, l'altérité comme seul moyen d'arriver à soi ; Lévinas lui-même n'abordera que tout à la fin la question de l'amour. Par contre c'est Foucault (dans le contexte de la libération sexuelle de 68, et sans doute grâce à son franc-parler dans son homosexualité) - Foucault et ensuite Derrida et Henry qui, avec la question érotique, désignent 'une nouvelle frontière de la philosophie, le nouveau seuil…' (id).
     Foucault (dans son " Histoire de la sexualité : La Volonté de savoir ") entend démontrer que la 'libération sexuelle' s'inscrit dans l'héritage de la pensée occidentale chrétienne : comparant la sexualité occidentale à celle des Romains, des Indiens ou des Chinois, le philosophe oppose leurs ars erotica, orientés vers la recherche du plaisir, à la scientia sexualis de l'Occident, où il s'agit de dire sous forme d'aveu la vérité de nos désirs. Dire le sexe, pour les Occidentaux, ce n'est pas dire comment trouver le plaisir, mais avouer nos désirs. Ainsi, c'est ce monde d'aveux (confession, psychanalyse…) qui constitue le matériau de la vérité sexuelle en Occident (id).

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     Laissons les philosophes aux prises avec leur scientia sexualis. Triste débat. Par différence, il est évident que c'est bien le rapport entre érotisme, langage et amour qui intéresse le poète et l'essayiste Octavio Paz, c'est bien ce qui a intéressé tant de poètes et littéraires. Autrement dit, comment exprimer l'amour grâce à la charnalité érotique d'une langue ? Tel me semble bien le défi de ma sculpture : puisque, avec cet art, je n'ai que le registre de la corporéité, c'est bien de l'érotisme qu'il s'agit de jouer, mais seul me tient à coeur de rendre le mystère de l'amour, et sa profondeur, son émouvance, son émerveillement.

P.S     Si Octavio Paz constate que le 'grand absent de la révolte érotique (fin de siècle) a été l'amour'… 'et la dimension spirituelle', il se trouve que l'évolution des avant-gardes de l'art au XXe siècle en témoignent directement ; c'est du moins ce qui ressort de l'exposition "Les traces du sacré", actuellement à Beaubourg : l'importance de la quête spirituelle jusqu'à la Guerre, son absence ensuite. 'Jusqu'aux années 1930, écrit P.Dagen, l'inventivité, l'esprit d'expérience, la recherche de l'inconnu dans l'inconscient, la passion pour toutes les formes dites primitives de rites et de cultes prolifèrent avec une force qui effare aujourd'hui encore…. La première guerre mondiale ne coupe pas l'élan. La seconde, le brise terriblement... La sensation d'une baisse d'intensité s'installe peu à peu… Du sacré, il reste désormais moins que la trace : rien que le regret' (Le Monde 10.5.08).
     Bien que je me sente seul et à part dans ce contexte, j'ose présenter, en illustration jointe, ma terre du mois dernier qui, selon mon habitude, se risque à un autre langage : 'La tête dans les étoiles', une terre qui ose dire le bonheur qui m'est donné et qui me travaille en quête d'amour et quête spirituelle.

     Une autre exposition actuelle touche notre propos érotisme/amour, celle de Camille Claudel. Là, j'avoue que sa vie et son œuvre, ravagées, ravageantes, me tiennent extrêmement réservé, comme si je tenais le moins possible à être influé et atteint par ce modèle. Et du coup, en revisitant longuement le Musée Rodin, je mesure, plus encore qu'hier, combien l'œuvre du 'Maître' me semble participer de ce ravage - ravage d'une époque de la sculpture, ravage d'une terrible liaison. A chacun de vivre et exprimer ce qui lui est donné.















la tête dans les étoiles
terre avril 2008 h.48cm