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20 août 2008

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de l'art grec
à ma propre sculpture

     Le propos précédent était sur l'héritage biblique des Psaumes dans l'art contemporain et dans ma propre sculpture : une part enfouie et méconnue des expressions et dispositions profondes d'humanité. En matière d'art, la part connue de l'héritage biblique est évidemment l'interdit du figuratif, à cause du rejet des idoles, des prétentions d'images du dieu, selon le Second Commandement : "Tu ne feras aucune image sculptée". (Un interdit qu'a repris l'Islam). (Ne faudrait-il pas s'interroger sur l'effet de cet interdit dans les avancées de l'art au XXe siècle, avec leur hégémonie de l'abstrait ?).

     Autre héritage, en matière d'art : les modèles d'images qui nous viennent des Grecs - depuis l'amorphe de formes purement symboliques, jusqu'aux statues et aux portraits du plus admirable aspect humain. Je vais exposer cela en reprenant les données des fonctions de l'image dans la civilisation grecque (d'après François Lissarrague - Dict. de la Grèce Antique 2000) ; j'essaierai ensuite de situer ma propre sculpture dans cet héritage. (Qu'il suffise de mentionner ici, ce dont je me sens libre, le terrible discrédit de l'idéal figuratif grec, en plein XXe siècle, à l'apogée de l'abstrait, du fait de son abus dans la veine fasciste… et antisémite).

     1. Dans le monde grec, sont apparues d'abord les statues cultuelles. "Dans la demeure du dieu, la statue cultuelle du dieu (agalma) a pour fonction de rendre le divin présent aux yeux des hommes, de le donner à voir, sous des formes qui peuvent varier. Alors que la vue directe des dieux est insoutenable… leur figuration sert de médiation et de support à la relation entre hommes et dieux" (ce que rejette précisément l'exigence monothéiste biblique). Cette statue cultuelle, en tant qu'objet symbolique, peut être amorphe : un poteau, une pierre, un masque (n'est-ce pas la même démarche de la part de Jacob dressant sa pierre à Bethel pour signifier la 'maison de dieu', et plus tard les Israélites faisant une 'maison' à leur dieu ?). Poursuivons avec F.Lissarrague : "Cependant, d'une manière générale, la statue divine, cultuelle ou votive, est anthropomorphe. Non pas que l'histoire de la statuaire ait évolué, comme on le pensait jadis, des objets les plus informes vers les représentations les plus 'ressemblantes', mais parce que la forme humaine semble s'être imposée aux Grecs pour manifester la présence des dieux". (Un aspect qui se retrouve dans les coutumes de bien d'autres peuples, autrement dit les 'idoles'). "Mais ce corps des dieux, comme l'a montré J.P.Vernant, est en quelque sorte un sur-corps, d'une beauté inaltérable, qui ne connaît ni vieillesse ni fatigue, un corps éclatant de vigueur et de jeunesse. D'une certaine façon, le corps divin constitue le modèle de ce qui en l'homme n'existe que temporairement et de manière fugace, de ce qui s'entrevoit chez les plus beaux humains ."
Or cette pratique d'images idéales, s'appliquant d'abord aux temples des dieux, va s'appliquer aussi aux monuments consacrés aux défunts. "Dans les deux cas la statue a une fonction analogue… Sur la tombe, la statue est une figure de l'absent, non pas un portrait mais un double dressé en souvenir du défunt… L'image fixée dans la pierre est une image idéale, qui dans l'un et l'autre cas met les vivants en présence de l'invisible, que ce soit le dieu impossible à regarder en face ou le défunt à jamais coupé du monde qu'il a quitté… L'image (funéraire), conçue comme un double, signifiant l'irrémédiable absence de celui qu'elle représente."

     2. Si "la dimension religieuse est omniprésente dans la culture antique", il existe d'autres pratiques d'images. Ainsi en est-il de la glyptique ; les pierres gravées souvent montées en bagues. "Elles fonctionnent comme des sceaux destinées à imprimer la marque de leur propriétaire ; plus que des images, ce sont des signes. De même les boucliers des guerriers (qui) portent des emblèmes…". De ces signes individuels, on passe aux signes de la communauté entière : ce sont les marques monétaires (apparues en Grèce au VIIe sc. av.JC). Dans le même sens sont déployées les images peintes sur les portiques de la cité : images des héros et des victoires passées (réelles ou mythologiques). De là encore va se déployer, au IVe sc., la pratique de portraits mimétiques, de statues-portraits - "l'image des grands hommes est installée dans l'espace public comme un exemple proposé à l'admiration et à la remémoration des passants… Progressivement, la valeur culturelle et morale de l'image s'impose dans la conscience visuelle grecque". (A noter que si le monde grec est passé de la fonction initiale d'image idéale du dieu, aux diverses fonctions profanes d'images-signes de la cité et de portraits d'humains, ces fonctions profanes resteront inconcevables (impensables et impossibles) dans le monde biblique à cause du Commandement initial ramenant tout image au dieu).

     3. Les vases : des funérailles au banquet. "De la production figurée des anciens Grecs nous sommes loin de tout connaître ; les peintures ont disparu, mais aussi quantité d'objets de bois, d'osier, de tissus… (Il reste) cependant un nombre considérable de vases peints, ornées de figures variées". Vases pour cérémonies de mariage, grands vases sur les tombes comme des stèles (sinon plaques peintes), mais surtout les lécythes, les petits vases à parfums déposés comme offrandes sur la sépulture ; leur motif le plus fréquent est l'image du "moment où les vivants viennent entretenir le mort. Souvent ces images représentent le défunt à côté de sa propre stèle, et les vivants qui le côtoient… sans qu'on arrive à distinguer les vivants du mort… L'image ne cherche pas à les distinguer, mais bien au contraire à les mettre sur le même plan, comme pour abolir la distance qui les sépare. L'image, par son pouvoir d'illusion, met en présence ceux qui sont irrémédiablement désunis….".
     Quant aux vases du banquet, "l'usage grec veut que l'on boive ensemble, allongés sur des lits… La plupart des poteries sont décorées de figures humaines ou divines. Dans bien des cas il s'agit d'évoquer le banquet lui-même… Le répertoire figuré fonctionne alors comme un miroir tendu aux buveurs : dans le vin, c'est leur propre activité ou sa transposition mythique qu'ils contemplent (le cortège des dieux)…". Mais ces buveurs trouvent aussi bien des figurations de scène d'entraînement athlétique, "occasion renouvelée de mettre en valeur la beauté du corps humain sous sa forme idéalisée" - les écritures venant souligner cette valorisation esthétique attachée au corps.
(Serait-ce donc dire alors que, par différence avec les Hébreux, les Grecs, en usant d'abord de l'image parfaite du corps pour signifier le dieu, ont entretenu et inculqué cette habitude en signifiant ensuite la beauté de la condition humaine ?). Enfin les images d'épisodes de la vie collective (dont les batailles, les gigantomachies… bien que minoritaires) : elles "se présentent sous un double aspect : soit comme un miroir idéalisant, qui esthétise la société représentée, ne retenant que ce qui paraît bon ou beau à montrer, soit comme un support de mémoire permettant de mettre en œuvre les récits oraux de la mythologie" (Mais finalement, serait-ce dire que ce monde des images grecques, entraînées d'abord à manifester l'éclat divin, en serait venu ainsi à refléter beaucoup plus la beauté et bonté des humains que ne le firent les récits mythologiques et le théâtre des mêmes Grecs ? Non, dans l'imagerie grecque, il y a aussi du drame et de la passion, telles les multiples scènes de combat, tel le Laocoon).

     4. Les conclusions de Fr.Lissarague : "On voudrait pouvoir analyser le regard que les Grecs portent sur ces images… Les œuvres les plus réussies passent… pour divines… Eblouissement, admiration souvent fondés sur le plaisir esthétique que crée l'illusion ; telles sont les réactions fréquemment notées". "Vérité illusoire dénoncée par Platon qui, à contre-courant de son temps, refuse le monde du faux-semblant où la peinture imite un monde sensible qui n'est lui-même qu'apparence. Mais Platon reste isolé. Loin de condamner les images, le monde grec les a multipliées." (Toutefois on aimerait bien savoir si chez les Grecs, leur contemplation de beautés peintes ou statufiées, féminines ou masculines, les éveillaient et entraînaient à se laisser séduire par les beautés de corps réels - cela semble probable, mais seulement à l'avantage des homme, puisque les femmes réelles étaient d'une 'race' différente des plus méprisable (1)).
"Peintures, vases ou statues ont été largement diffusés et imités par le monde étrusque puis romain, premiers maillons d'une longue chaîne de réinterprétations qui traverse l'histoire de l'Occident, de l'Antiquité à nos jours."

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     Quelle réinterprétation j'en donne moi-même ? Mes quelques remarques entre parenthèses trahissent déjà mes débats. Ma sculpture, qu'elle soit de facture abstraite (spécialement mes marbres, mais aussi les fontaines, stèles, tables…) ou de facture figurative (spécialement les bronzes, depuis Jeanne d'Arc jusqu'au petit couple enlacé) - chacune de mes sculptures a été, indéniablement, une tentative de faire venir ce qui pouvait me séduire le plus d'harmonie et de beauté, selon une exigence intérieure et personnelle que je ne souhaitais copier d'aucun autre. La facture abstraite dominait les premières années, parce que j'étais aux prises avec les marbres et avec les fontaines. La facture figurative, entraînée dès le début par les séances de poses, s'en est tenue, par prédilection aux rendus de la femme, puis du couple - la femme à la fois dans son mystère, sa séduction de beauté et son bonheur d'aimer - et le couple magnifié également dans des dizaines et dizaines de postures heureuses.
Somme toute, rien de la statuaire du dieu, rien du portrait de quelques défunts ou célébrités (même François d'Assise et Jeanne d'Arc), rien de ces jeux avec l'au-delà à la façon Antique, mais il est vrai que je suis extrêmement sensible à cet apogée grec de l'éclat du 'corps des dieux'. Car après tout, n'est-ce pas notre chance (et exigence), dans notre monde sécularisé, de ne pas prétendre sculpter l'image du dieu ni en donner une semblance ou une illusion (en cela je suis bien biblique), mais d'être attentif et habile à restituer les traits d'humanité les plus beaux et heureux - autrement dit, pour un homme amoureux comme il m'a été donné : la femme ?



(1) 'Une démocratie exclusivement masculine' par Pauline Schmitt Pantel ('Le Siècle de Périclès' Nl.Obs. juillet 2008)
















Jeanne d'Arc
plâtre 1998
une autre Marianne
marbre 2006
pierre de rêve
marbre 2005