20 janvier : marbres et autres sculptures
20 février : la beauté féminine debout
20 mars : mémoires heureuses
20 avril : 'désirs inconnus'
20 mai : sculpture : érotisme/amour
20 juin : l'impact des Psaumes
20 juillet : Ingrid Bétancour
20 août : l'art grec
20 septembre : invitation / P.Éluard

20 octobre 2008

20 novembre : Béatrice et Laure
20 décembre : la propension des choses
l'art d'Afrique noire retour

     J'ai annoncé un '20 du mois' sur l'Afrique noire, je dois tenir parole : rendre compte des rapports entre l'art africain et ma propre démarche de sculpture. Mais à vrai dire, en poussant un peu cette question, il se trouve que ma curiosité et mon admiration pour l'art d'Afrique noire, ont été doublées et mêlées d'une gène et d'une distance, à cause de ce qu'a été l'emprunt à l'Art nègre aux origines des 'avant-gardes' esthétiques modernes. Soit d'une part des avancées dont je me démarque nettement (spécialement de Picasso), d'autre part les 'détournements' de l'Art nègre que je réprouve profondément, parce qu'ils tenaient du colonialisme brut, du pillage, du plagiat et de la dénaturation d'une veine authentique chez ces peuples noirs. Dans Tristes tropiques Lévi-Strauss parle du " bois de braise (d'où Brésil) : teinture rouge, ou poivre dont, au temps d'Henri IV, on avait la folie... : ces secousses visuelles ou olfactives, cette joyeuse chaleur pour les yeux, cette brûlure exquise pour la langue ajoutaient un nouveau registre au clavier sensoriel d'une civilisation qui ne s'était pas douté de sa fadeur. " (p.39). Bois de braise, bois des sculptures africaines, devenues en 1907 les Demoiselles d'Avignon, n'est-ce pas les mêmes 'secousses visuelles' que Picasso s'est permis de servir au menu dans la fadeur et l'effervescence de la peinture occidentale d'époque - 'boire de l'essence et cracher le feu' selon les mots de Braque ?
     Les artistes d'alors, conscients d'être entrés dans un siècle neuf, cherchaient par dessus tout à être originaux et 'modernes' ; le changement devenait le moteur de l'inspiration ; l'innovation, le but fondamentale. On peut alors résumer le basculement le plus décisif qui s'opère sur un temps très court, avec deux continuités-accélérations et une rupture :
    1905, le passage vers le Fauvisme-Expressionisme depuis Van Gogh, Gauguin, l'Impressionnisme, Turner... ;
     1905, le passage vers l'Abstrait ;
    1907, la rupture opérée par Picasso et Braque, la peinture cubiste s'adressant délibérément à un public d'initiés : le Bordel d'Avigno, l'irruption de l'insolite, mais l'invention marquant le départ de ce qui a été probablement le mouvement artistique le plus novateur et le plus fécond de ce siècle. Or cette rupture venait directement de l'Art nègre.
     Il faut se resituer. Il y a un siècle, l'Occident ne prêtait aucune attention aux dimensions historique, culturelle et esthétique des œuvres d'art africaines ; elles étaient considérées comme des produits exotiques à exposer en galerie ou à collectionner. L'attention se concentrait sur la sculpture (masques et statuettes, essentiellement en bois) comme forme artistique principale, ignorant les autres formes (arts du corps et des entours, tatouages, peintures murales, tissages, broderies, ornements...) ou les formes de l'architecture.
     Deux remarques. Dès lors que des peintres résolument 'modernes', se mirent à jouer de formes innovantes en plagiant les objets sculptés africains, le sens, la fonction et la destination de ces objets étaient annulés. Fini le rassemblement et la danse au cœur du village, on est au carrefour Montparnasse, dans des vernissages, des musées et des coffres-forts. Or autant ces langages, inscrits et vécus dans leur contexte de création et d'usage, justifiaient leurs fantaisies et leurs exubérances, autant leur plagiat en peintures parisiennes ne devenait qu'outrances et bizarreries. Ici un langage prenant sens en sachant forcer le trait et le diversifier, là le délire et l'inanité du jeu formel pour le jeu formel, sauf l'admiration d'un public d'initiés entraînés à ces goûts esthétiques inédits - en 1917, ce sera pour l'urinoir de Duchamp, et en 2008 pour le pouce de César. Il n'empêche que le trait caractéristique de Picasso, ses déformations à la façon africaine, vont imprégner tout le siècle de l'art moderne - Picasso a été au XXe ce que fut Michel-Ange au XVIe.
     Il est un autre aspect qui touche le sculpteur : il y a un siècle à Paris, l'emprunt que firent les peintres modernes à l'art nègre, était la transposition de sculptures en peintures (sachant que l'enjeu des Cubistes était des modifier le rapport entre le monde tridimensionnel de la réalité et sa représentation sur la surface de la toile). C'est dire que ces sculptures africaines furent non seulement vidées de leur sens, mais, plus grave, vidées de leur corporéité. Car il faut bien reconnaître que la force sculpturale de ces masques et statuettes africaines, trahit indéniablement la force du corps chez les noirs, le sens et l'importance du corps, celle du rythme, de la danse, de la voix, de la musique, du jazz... celle des autres formes d'art contribuant au contexte et au sens de ces sculptures. Or voilà qu'ici tout cette profusion corporelle-sculpturale se réduit à des jeux formels sur des toiles à exposer et collectionner. Et cela à une époque où, précisément, la société occidentale commençait à délaisser la sculpture au profit de l'image, à commencer par la peinture (1). Délaisser la corporéité.

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     Dans son ouvrage sur la création plastique en Afrique noire (Gallimard 1967), Michel Leiris, après avoir traité de l'art du corps et de l'art des entours (architecture, décoration...), aborde les arts figuratifs autonomes, en commençant ainsi : "En Afrique noire, nombreux sont les exemples d'œuvres qui valent pour elles-mêmes indépendamment de leur contexte matériel et de toute justification étrangère à la nature de symbole qui leur est essentiel. Un symbole renvoyant par définition à autre chose que lui-même, il n'est aucune de ces œuvres qui ne soient figurative en quelque manière...". Cette statuaire africaine est habituellement de dimension modeste : "Entre l'artiste africain et la statue ou autre objet de bois qu'il est en train de sculpter, le contact est généralement plus étroit qu'il ne l'est d'ordinaire pour le sculpteur occidental : les faibles dimensions comme la nature même de la pièce de bois qu'il taille lui permettent de la manier à sa guise, tandis que s'active l'instrument dont il se sert..." - une herminette ou un simple couteau. "D'autre part, la statue étant souvent destinée moins à être regardée qu'à être manipulée, pour les besoins de rites exigeant, par exemple, qu'on l'oigne de sang ou d'autres enduits sacrificiels..". Ces statues étant donc vouées à des buts d'action plutôt que de contemplation, "les conditions de leur genèse et souvent leur fonction entraînent... une profonde intimité avec elles, familiarité qui n'exclut ni la dévotion ni la crainte, mais on peut dire qu'elles sont liées à la nature d'aussi près qu'elles le sont à l'homme et relèvent le plus souvent d'un art 'naturiste' plutôt que 'naturaliste', soit d'un art de participation directe plutôt que de description extérieure".

     Cette grande tradition de la sculpture en Afrique noire ne saurait nous laisser indifférent. Décisive aux débuts de l'art moderne, depuis trente ans dans ma propre sculpture elle m'a toujours interrogé, vivement interpellé. Serait-ce seulement les mots de Leiris, sur des œuvres qui ne renvoient qu'à elles-mêmes, et des œuvres dont la nature de symbole leur est essentiel et qui, de ce fait, ne sauraient être que figuratives. Je m'interroge sur mes sculptures abstraites (marbres, bronzes, pierres...), en me demandant si elles ne renvoient qu'à elles-mêmes ? Je m'interroge sur mes figurations qui sont celles de la femmes et sa séduction d'aimer, celles du couple et du bonheur d'aimer. Je me demande si, de ce fait, ma sculpture 'désignerait' de l'absolu, ou plutôt si elle n'exprimerait pas ce qui saisit les hommes et les femmes au plus profond d'eux-mêmes, au plus désirant et émouvant (là même où je me garde de parler de divin ou de dieu). Ces interrogations restent sans réponse : je ne sais et je ne saurai jamais. Ne serait-ce qu'à cause du contexte culturel et cultuel de la sculpture d'Afrique noire qui n'est en rien celui de mon atelier, ni le contexte de mes œuvres dans telle ou telle demeure. Je rapporterai seulement une rencontre étonnante : l'histoire d'un de mes très beau marbre, une large coupe posée sur la table basse du séjour d'une vieille amie, en vis-à-vis d'une statue africaine authentique placée en haut d'une étagère, avec un fauteuil entre les deux ; il paraît que certaines personnes se reposant dans ce fauteuil pouvaient sentir de fortes 'ondes' s'échangeant entre le bonhomme de bois et la coupe de marbre. Ma foi ! Je n'ai jamais su que dire.

(1) On dira que Picasso en est venu ensuite à sculpter-bricoler mille bizarreries, mais soulignons la différence avec un vrai sculpteur, Modigliani, taillant des bustes en pierre à la façon de l'esthétique nègre, et peignant ensuite des femmes nues avec le plus admirable respect.






en hommage à Marta Pan qui vient de mourir













detoursdesmondes.typepad.com/
2007/12/matisse. 2006/6/derrain/html
extraits :


   Le début du XXème siècle vit la découverte puis l'étude de l'"art nègre". Sous ce terme, il faut entendre art africain mais aussi océanien voire malgache... Cette dénomination s'inscrit d'une part dans un contexte colonial, d'autre part, on peut y voir le reflet d'une lecture associant "race nègre" et origine de l'art. Dans un contexte du début de siècle où les théories évolutionnistes ne sont guère remises en cause (y compris parmi les artistes d'avant-garde et écrivains), cette association remonterait aux affirmations racistes de Gobineau : "la source d'où les arts ont jailli est étrangère aux instincts civilisateurs. Elle est cachée dans le sang des noirs". De là, serait née cette croyance selon laquelle l'art nègre conserve des formes artistiques originelles et précède de cette façon tous les arts. Au début du XXème siècle, on peut considérer que le sens de "art primitif" correspondait à qualifier des objets tribaux : à Paris, "art nègre" et "art primitif" devinrent des termes interchangeables. L'année 1906 semble être une année importante pour la découverte de l'"art nègre" chez les artistes d'avant-garde.

   Paul Gauguin passe les années 1891 à 1903 à Tahiti puis aux Marquises. Il ne s'intéresse pas directement aux sculptures africaines mais est marqué par les sculptures Maori. En 1906, André Derain s'enthousiasme pour des objets vus dans les salles du Musée du Trocadéro. Il convainc Maurice de Vlaminck de lui vendre un masque Fang qu'il accroche au mur de son atelier. Quand Picasso et Matisse le virent... ils furent eux aussi, retournés ; dès ce jour, ce fut la chasse à "l'Art Nègre". Ensuite on connaît l'épisode célèbre : à l'instigation de Matisse, Picasso se rend au Musée d'Ethnographie et découvre ce "musée affreux". Dès lors, on le sait, un engouement, une fascination de la part d'artistes pour l'Art Nègre; l'importance des premiers marchands : Paul Guillaume; Joseph Brummer... l'influence d'Apollinaire ; aux USA, la galerie du photographe Alfred Stieglitz qui organise fin 1914 une exposition Braque-Picasso, donnant à voir des objets africains...