20 juin : l'impact des Psaumes
20 juillet : Ingrid Bétancour
20 août : l'art grec
20 septembre : invitation / P.Éluard
20 octobre : l’art d’Afrique Noire

20 novembre 2008 : Béatrice et Laure :
            l’amour courtois de la civilisation provençale


20 décembre : ‘Le Penseur’ de Rodin (et la Divine Comédie)
20 janvier : la propension des choses en Chine
20 février : pierres en Chine et au Japon
20 mars : pierres de Shiva en Inde
20 avril : des pierres aux autels
20 mai : stèles funéraires
20 juin : un musée du galet

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Béatrice et Dante au Chant XXII du Paradis (Botticelli)

     Dans ‘La Flamme double – amour et érotisme’ (NRF 93), Octavio Paz décrit longuement l’histoire de «l’amour courtois» : dans ses mutations et ses métamorphoses, cette histoire, dit-il, ‘n’est pas seulement celle de notre art et de notre littérature : c’est l’histoire de notre sensibilité et des mythes qui ont enflammé bien des imaginations du XIIe siècle à notre jours. L’histoire de la civilisation en Occident.’
     Selon Octavio Paz, deux figures féminines s’imposent aux fondements de cette histoire, toutes deux dans la mouvance provençale, l’une à Florence, l’autre en Avignon : deux relations amoureuses, celle de Béatrice et Dante, et celle de Laure et Pétrarque.

     Comme tous les poètes du dolce stil nuovo, Dante connaissait et admirait la doctrine de ‘l’amour courtois’ des Provençaux. Il y fait allusion dans l’épisode de Paolo et Francesca : l’amour commande, et lui désobéir est impossible à une âme noble : «Amor, ch'al cor gentil ratto s'apprende… Amor, ch'a nullo amato amar perdona» («Amour, rapide à croître en un cœur noble… Amour qui force à l’amour ceux qu’on aime» - Divine Comédie ch.5.100).
     Avec Béatrice, Dante introduit ‘une figure féminine de salvation… comme intermédiaire entre le ciel et la terre’ (selon les termes de Paz). Conformément au modèle de ‘l’amour courtois’, Béatrice tient une place supérieure à l’amant, mais jusqu’à occuper ‘dans la sphère de l’amour une fonction analogue à celle de la Vierge Marie’ ; et bien qu’elle soit mariée par ailleurs (là est la transgression la plus osée de ‘l’amour courtois’), son amour pour Dante est de veiller à son salut spirituel, en l’attirant, à travers Enfer et Purgatoire, jusqu’au bonheur du Paradis où elle l’attend.
     Laure, l’aimée de Pétrarque, était mariée, elle aussi. Mais, selon Paz, Pétrarque n’ayant pas la puissance de Dante, sa poésie ‘n’embrasse pas la totalité du destin de l’homme, suspendu au fil du temps entre deux éternités. Sa conception de l’amour est plus moderne : son aimée n’est pas une messagère du ciel, elle n’entrouvre pas non plus sur les mystères du surnaturel. Son amour est idéal, non céleste ; Laure est une dame, non une sainte. Les poèmes de Pétrarque ne relatent pas des visions de l’au-delà : ce sont de subtiles analyses de la passion. Le poète se plaît aux antithèses – le feu et la glace, la lumière et les ténèbres, l’envol et la chute, le plaisir et la douleur – car il est lui-même le théâtre d’un combat entre passions opposées. Dante ou la ligne droite : Pétrarque ou le zigzag sans fin. Ses contradictions le paralysent jusqu’à ce que des contradictions nouvelles le mettent de nouveau en marche… Pétrarque vit et décrit un interminable débat avec lui-même et en lui-même. Il vit tourné vers le dedans, et il ne parle qu’à son moi intérieur. Il est le premier poète moderne… le premier à prendre conscience de ses contradictions et le premier à les convertir en substance de sa poésie. … Et cela jusque et y compris, dans la crise spirituelle qu’il traverse à la fin de sa vie, renonçant à l’amour – tel un égarement, tel St.Augustin.
     ‘L’héritage provençal fut double, conclue Paz : les formes poétiques et les idées sur l’amour. A travers Dante, Pétrarque et leurs successeurs jusqu’aux poètes surréalistes du XXe siècle, cette tradition est venue jusqu’à nous’.


     Nous n’allons pas poursuivre ici les chapitres de ce bel ouvrage dans la longue histoire de la littérature de l’amour, selon ce modèle provençal.
     Ce qui m’interpelle et m’interroge dans les deux figures féminines de Béatrice et Laure, et ces deux modes d’amour courtois, ce sont les formes héritées qui, plus ou moins consciemment, m’habitent et me poursuivent dans ma propre sculpture ; y compris l’empreinte incontournable de l’œuvre de Rodin jointe à celle de Claudel, l’un et l’autre associés dans la grande affaire de la Porte : soit l’enjeu moral-théologique de la Divine Comédie que Rodin a profondément dénaturé en le ramenant au seul niveau de l’Enfer des damnées de la luxure (dont Francesca et Paolo), sans qu’il y ait nulle présence de Béatrice, nulle ouverture à l’espérance du Paradis en tant qu’accomplissement de l’amour, comme une gratitude et magnification de l’amour.
     Quant au traitement sculpté de l’amour, j’avoue que loin, très loin du XIXe parisien de Rodin/Claudel, je suis très sensible à cet héritage d’amour courtois médiéval de la civilisation provençale. Peut-être parce que je suis d’Aix-en-Provence (un siècle après Cézanne, mais si loin de son art quant à l’importance de la femme). Et dans ce même héritage, j’avoue que je me situe beaucoup plus dans la quête de Dante et son amour de Béatrice, que dans les débats modernes de Pétrarque avec lui-même, sur fond du tourment d’amour de sa Laure.



P.S. Béatrice et Vénus : Dante/Botticelli

En découvrant le superbe livre qui vient d’être édité sur la Divine Comédie illustrée par Botticelli (Diane de Selliers 2008), quel bonheur de voir le Paradis mis en image avec une trentaine de gravures représentant les retrouvailles de Dante et Béatrice, et leur ascension au plus haut du Ciel – ils évoluent dans des cercles, sinon avec des volées d’anges, ou des flammes (puisque les âmes au Paradis ne sont plus des ombres, mais des lumières). Je cite Jacqueline Risset dans son introduction :
     ‘La plus grande hardiesse interprétative, et la plus grande beauté, se situent dans les dessins du Paradis. Là, Botticelli s’écarte, apparemment, de la Comédie : renonçant tout à fait à représenter les différents épisodes, qui pourtant existent, avec force, dans le texte, il en arrive à éliminer presque toutes les figures, presque tous les objets, et tous les paysages. Ce qui reste, ce sont les seules figures de Dante et Béatrice… Elle le guide, elle est aussi la femme aimée depuis l’enfance, l’« ange personnel », et, alors même que Béatrice explique les mystères théologiques… leur dialogue est un dialogue amoureux qui ne cesse plus. Dante la regarde, la voit devenir plus belle à mesure qu’elle se rapproche du point lumineux qu’est Dieu, ‘le point où le monde est le plus vivant’ ; et il monte avec elle, enveloppé dans son regard, dans la vitesse du vol qui les emporte ensemble entre les sphères…’
      De ce Paradis de Botticelli ‘le dialogue Dante-Béatrice en est le sens, et ce dialogue, ou plus exactement la vision de Béatrice glorifiée dans les cieux, forme l’essence de la dernière partie du récit…. L’étonnant voyage se révèle ouverture progressive de ressources et de résonances intérieures’.

      ‘Botticelli, dans son rapport avec la matière amoureuse – lorsqu’il célèbre avec la Naissance de Vénus l’apparition de la Beauté, l’apothéose de la femme -, mêle à la divinité païenne la mémoire de la courtoisie médiévale et aussi celle des troubadours et du dolce stil nuovo – dont les Dames avaient ‘intelligence d’amour’ et pour qui l’amour était ‘cogitation immodérée’ (P.Francastel)…. La Béatrice de Dante n’est pas cette figure désincarnée, idéalisée que transmet le stéréotype. Elle est à la fois symbole et jeune fille réelle… (…) Rencontrée par le jeune garçon Dante.. elle est aussitôt comprise par lui, de façon irréfutable, comme créature terrestre, qui est en même temps créature céleste, et comme signe à interpréter, désormais, toute sa vie’…. Ainsi lorsque Botticelli dessine, au chant XXI, Dante se précipitant de toutes ses forces, avec un élan qui fait voler les plis de sa robe, dans les bras de Béatrice qui déjà gravit l’échelle de Jacob, c’est ce double registre…’
     ‘Vénus et Béatrice se rapprochent, et dansent. Le charme puissant des images de Botticelli est lié à cette ouverture esquissée d’une nouvelle possibilité humaine qui dissout l’exclusion – comme la musique, comme la lumière.
      ‘Un doigt sur la bouche : ‘Vite, le paradis est ici’