20 novembre 2018 : l'uncité des êtres, leur unicité relationnelle
20 décembre 2018 : correspondre à la réalité ... ou n'en faire qu'à sa tête
20 janvier 2019 : éloge de l'attention
20 février 2019 : attentif aux vécus, aux expériences d'humanité
20 mars 2019 : trinité


 

 

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éclose - terre 2018

    Au printemps 1874, Manet rejoignait souvent Monet à Argenteuil, lequel écrivait : « Ce délicieux tableau a été peint dans notre jardin, un jour que Manet, séduit par la couleur, la lumière, avait entrepris de faire un tableau en plein air avec des personnages sous les arbres (Mme Monet et son enfant). Pendant la séance, arrive Renoir. A son tour, le charme de l’heure l’emballe. Il me demande ma palette… et le voilà peignant aux côtés de Manet ». (voir les deux tableaux sur Google).
Au jardin de Monet, une femme suscitait l’attention admirative de Manet et Renoir.

    Au jardin de Cézanne, quelques temps plus tard : son jardinier lui avait parlé de ses deux filles et il souhaitait les lui présenter. Cézanne en avait convenu, mais voilà qu’en arrivant un matin et en découvrant ces beautés, il prend un coup de sang ; il se précipite à la porte de son atelier, et, constatant qu’il avait oublié sa clef, il ordonne au jardinier d’aller prendre la hache et d’enfoncer la porte. Ce qui est fait. Ouf ! notre grand peintre est sauf ! Il s’en retourne à ses pommes et ses chères baigneuses (composées d’après ses anciens croquis de soldats se baignant… et on les admire toujours !!) – et demain il se rendra à son motif, sa Sainte-Victoire. C’est dire autant de beautés auxquelles Cézanne fut magnifiquement attentif, sauf celles de femmes réelles qu’il ne supportait pas de voir.

*

    C’est dire que les attentions sont multiples : elles sont diverses de la part des artistes, par là leurs œuvres – et diverses de notre part. Voilà ce qui m’interroge.

    J’écris cet éloge en privilégiant l’attention dans ce qu’elle a de plus positif et qui, de ce fait, me semble à la base du meilleur des œuvres d’art (et du meilleur de nos relations). Chaque fois qu’un être humain, un homme, une femme, un enfant, sort de lui-même – chaque fois que, de son regard, de son écoute, de ses mains… il se concentre et s’ouvre à l’attention d’un monde autre, d’un objet, d’un visage, d’une mélodie et d’une voix, d’une parole, d’une présence… Chaque fois que dans cette attention à de l’altérité, à l’autre, il lui donne ainsi d’exister – que ce soit une pomme ou Sainte-Victoire aux yeux de Cézanne, ou que ce soit une présence féminine qui se sent flattée d’exister : Madame Monet dans son jardin d’Argenteuil aux yeux de Manet et de Renoir.
    A l’inverse, on rappellera la scène Maillol faisant poser la magnifique beauté russe, Dina Vierny, et ne prenant même pas la peine de la regarder, de faire attention à elle, pour n’en faire qu’à sa tête, tout à son ouvrage (cf. 20 décembre dernier).

    Un siècle plus tard, de nos jours, il semble qu’un plaidoyer pour l’attention en matière d’art est d’autant plus important qu’on peut suspecter l’un des méfaits de l’art contemporain qui est de distraire l’attention, de la rendre moins pertinente et critique (Cf Annie Le Brun ‘Ce qui n’a pas de prix’ Stock 2018).

Attention vient de ‘attendere’ : ‘tendre’. Selon le dictionnaire :
    1. c’est l’action de fixer son esprit sur quelque chose ; la concentration sur un objet (Faire un effort d’attention. Grande attention, attention suivie, soutenue, persévérante. Regarder, examiner, observer qqun ou qqch avec attention… ‘Votre attention s’il vous plait, veuillez écouter’. ‘J’attire votre attention sur ce détail’… Ne donner aucune attention à, s’en moquer, n’en tenir aucun compte. ‘Faire attention à qqch, qqun, c’est l’observer, s’en occuper, et en avoir conscience). Faire attention que : prendre garde, veiller à ce que…
    2. Disposition à la prévenance, aux soins attentifs envers qqun (amabilité, empressement, obligeance, prévenance, sollicitude, zèle) . Attitude, comportement prévenant (égard, gentillesse) (entourer qqun d’attentions)
    Contraire : Inattention : absence, dissipation, distraction, étourderie. Brutalité

    Voilà pourquoi je m’interroge : de quelle disposition d’attention une œuvre d’art est-elle le résultat ? De quelle qualité d’attention est-elle révélatrice ? Car même si pour la plupart des œuvres que nous regardons, nous ignorons la réponse, de s’interroger ainsi peut leur fournir un singulier éclairage. Et nourrir ainsi notre attention à elles.

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    Ces quelques réflexions sont relancées par ma lecture d’un livre sur Rembrandt (‘Le cas Rembrandt’ 2008), par Tzvetan Todorov – ce grand philosophe qui vient de mourir.

    « Dans sa représentation du quotidien, Rembrandt ne se contente pas d’observer le monde autour de lui et de le traduire en formes visibles ; il nous fait partager sa conception de la vie humaine ».
    « Rembrandt a voulu saisir et représenter la vérité de toutes les situations, de tous les gestes… Il s’est projeté dans tous les êtres humains ; il n’a de cesse de s’introduire dans leur intimité. Il sait aller au-delà des apparences, en rendant ses personnages séduisants et vulnérables à la fois, humains dans leur faiblesse même. Tel est (son message) : une leçon d’humanité et d’universalité. C’est grâce à ces qualités que nous pouvons tous nous reconnaître dans ses tableaux et y retrouver nos propres émotions et interrogations.
    Ce faisant, poursuit Todorov, « l’identification universelle pratiquée par Rembrandt semble avoir un prix : les individus sont sacrifiés sur l’autel de la connaissance de l’espèce… En dessinant les uns et les autres, en captant poses et mouvements, il semble mû par la curiosité plus que par l’amour ; il travaille avec empathie plutôt qu’avec sympathie…. Ce qui intéresse Rembrandt, ce sont moins les êtres qui l’entourent que les images qu’il peut en produire….
    « Rembrandt était prêt à se servir de ses proches dans la poursuite d’un objectif unique, celui de parfaire sa peinture. Peut-il en être autrement ? On demande à l’artiste, au moment de sa création, de faire preuve de certaines qualités… (non pas de gentillesse envers ses personnages)… Nous préfèrerions plutôt qu’il soit impitoyable – avec lui-même, avec l’humanité – pour aller plus loin que ses prédécesseurs dans la recherche d’une nouvelle et plus profonde vérité de l’être humain, pour qu’il repousse les frontières de ce que nous en connaissons . C’est à cette vérité que nous donnons, en art, le nom de beauté. Ce que nous attendons des plus grands peintres… (c’est) la capacité de comprendre et de nous faire comprendre l’être humain.
    « Peut-on même dire que, ce faisant, l’artiste se détourne de ses frères humains ?... Le but suprême (des artistes-créateurs) est de créer une œuvre aussi parfaite que possible ; il faut pour cela s’extraire du monde commun, se condamner à la solitude et passer de longues heures à construire un objet… Leur récompense, quand elle vient, consiste en ce que des lecteurs, spectateurs ou auditeurs innombrables, de divers pays, de diverses époques, vivent avec l’impression que ces œuvres les interpellent personnellement. La solitude provisoire aura engendré une communication infinie »

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    Depuis la ‘solitude provisoire’ de mon atelier, ‘détourné de mes frères humains’, de quelle ‘communication infinie’ puis-je espérer ? Jour après jour, aux prises avec mes terres, en étant continuellement en quête d’exprimer ce qui m’attise de désir-plaisir à la pensée de la beauté de la femme – d’exprimer ce qui me tient en contemplation de sa présence et d’être ainsi profondément attentif à son visage – ce visage à la fois familier et tout autre, proche et hors de mon atteinte – faut-il alors s’étonner que me poursuive cette aspiration même, cette exigence de répondre, de correspondre, de trouver l’expression juste et vraie de cetteféminité qui me rejoint et m’habite ? Cette âme de la féminité dont notre civilisation a tant besoin.