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2012 : au seuil de ma vieillesse, me voilà brutalement veuf après avoir
connu la longue dilection d’un mariage. (Veuvage, ou viduité, venu du latin ‘viduus’, vide). Brutalement un
vide d’amour – de ce réel qu’est l’amour et qui nous fait vivre –
comme l’avouait un vieil aveugle à Paris, dans la misère, n’ayant rien
connu d’autre que cette conviction venue de sa mère.
Rien d’autre pour moi ? Non, par différence avec l’enfant dont la mémoire
de ses dilections passées s’est totalement enfouie dans son inconscient, le
vieil homme brutalement veuf est tout chargé des souvenirs de ses bonheurs
d’aimer et d’être aimé. Et pour lui, sa mort prochaine prend un nouveau
sens du fait de son veuvage. Parce que comme braises sous cendres, ses
souvenirs de dilections passées peuvent se ranimer, se raviver, jusqu’à
pressentir le cadeau de la vie de sa venue au monde et les dilections de sa
petite enfance – serait-ce à l’état totalement oublié – toutes choses dont
il pressent la réalité comme une inconnue aussi grande qu’il en est de
Dieu.
Car le fait est là, indubitable : des êtres qu’il a aimé et dont il s’est
senti aimé (tel amour, tel ami, tel parent…serait-il éloigné ou mort) comme
autant de dilections de ces êtres qui le poursuivent, autant de présences
qui l’habitent. Indubitablement. Et cela jusqu’à ses proches disparus (à
commencer par son épouse défunte), dont leur présence souvenue, leur
chérissement au coeur entretient en lui une autre dimension du temps, une
présence-absence, une forme d’éternité, de ‘Ciel’ – mais bel et bien une
dimension dont il est responsable par son recueillement du souvenir. Par
son attachement à ce réel qu’est l’amour et qu’il ressent, qu’il ranime de
telle et telle dilection qu’il a connue.
« Ce qui a été, dit Jankélévitch, ne peut plus désormais ne pas avoir
été ; désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu
est son viatique pour l’éternité »
.
Reste l’interrogation impossible à trancher : ces présences passées, ces
dilections d’autrefois, ne sont-elles, pour lui, que des souvenirs dont
tout s’éteindra à sa mort, ou sont-elles des présences aimantes qui sont
d’une réalité, donc d’une éternité, d’un ‘Ciel’ qui l’habite, et qu’il
retrouvera à sa mort ? Impossible de trancher (2). Mais toutefois, d’ici sa
mort, ce vieil homme est bel et bien animé par la vigueur et la vie de ces
dilections qui lui ont été données, et qui le tiennent en vie, en gratitude
confiante. Le voilà, comme braises sous cendres, tout ravivé et ranimé par
la vigueur de ses souvenirs de dilections, jusque dans leurs parts
d’oublis, d’inconscients.
*
Shakespeare disait :
‘Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie
est entourée de sommeil’
. Je préfère dire : nous sommes de l’étoffe des amours qui, depuis notre
conception, nous ont façonnés et nous habitent, et notre ‘petite vie’ est
toute mêlée de leurs souvenirs et oublis.
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(1) Tout autre est le ‘devoir de mémoire’ qui est entretenu par le peuple
d’Israël, attaché à ses Shoah passées. Or à bien lire la Bible, celle-ci se
réfère à la première de ces Shoah, celle de la Servitude d’Égypte dont
Israël fut sauvé par son Dieu et conduit au désert pour qu’y soit scellée
son Alliance et sa Loi, jusqu’à sa ‘Terre promise’. Dans ce premier ‘devoir
de mémoire’, ce n’est donc pas tant la mémoire du malheur vécu, que,
positivement, la mémoire du Geste sauveur de Dieu libérant son peuple de
cette épreuve (‘Let my people go’). Positivement, c’est ce Geste
sauveur de création-libération par Dieu qu’il importe de se remémorer
plutôt que de se lamenter sur du malheur - c’est une prière d’espérance et
d’action de grâce que chante le Négro spiritual. Or ce furent quatre Shoah
qui se succédèrent (Egypte vers -1200, Babylone en -587, sac de Jérusalem
en 70 de notre ère et 20ème sc), mais dès lors que la sécularité moderne
atteint ce peuple d’Israël, c’est un désenchantement très lourd de
conséquences. C’en est finie de l’humble gratitude confiante en Dieu dans
son Geste Sauveur, puisqu’il importe seulement de faire cause commune sur
le malheur subi, et d’en faire un usage purement séculier comme on le
constate après la Shoah des Nazis, pour justifier une soit-disant ‘terre promise’ par Dieu - réplique moderne d’une espérance dans
un ‘dieu’ d’il y a 3000 ans chez les tribus d’Abraham attachées au ‘Don de cette terre’ par ce ‘dieu’ - avec toute l’arrogance qui
peut en résulter.
(2) En la Toussaint 2019 (Journal Le Monde) Jean Claude Ameisen répond à la
question : « Vous avez dit que nous sommes faits de mémoire, de la mémoire
des morts. Que répondez-vous à ceux qui parlent de la vie après la vie ?
– Nous sommes faits de l’empreinte, en nous, de ce qui a disparu, de
ceux qui ont disparu. Nous sommes faits d’absence. De la présence de
l’absence. Des milliards d’années d’évolution du vivant qui nous ont
donné naissance. Des dizaines de milliers de générations qui nous ont
précédés et qui nous ont légué ce merveilleux présent de la richesse et
de la diversité des cultures humaines. Du souvenir des femmes et des
hommes que nous avons connus, et qui ont disparu : cette part de chacun
de nous qui survit dans l’univers mental des autres est une forme de «
vie après la vie », étrange, belle et fragile. Y en a-t-il d’autres ?
Je ne sais pas. »
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