20 juin 2019 : de commencement en commencement
20 juillet 2019 : des sculptures en vis-à-vis
20 août 2019 : le 20ème siècle et les 'Avant-gardes' de l'art
20 septembre 2019 : onze statues qui posent, une qui danse
20 octobre 2019 : artiste : se libérer, se retenir
20 novembre 2019 : "homme et femme il les crée"
20 décembre 2019 : "La phénoménologie de Lévinas"
20 janvier 2020 : "La compassion, l'endurance, et non le dolorisme"
20 février 2020 : l'amour, notre seul partage
        'C'est l'amour que je demande, et non le sacrifice'



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femme en accueil
bronze 1989 h.28 cm


    Il convient que j’explique un peu et clarifie cette exigence d’amour venue en titre et en conclusion de mon dernier ’20 du mois’ (dénonçant le dolorisme et les sacrifices) car il en va de ma vie, avec le sens profond de ma sculpture : l’amour, notre seul partage, par-delà le religieux.

    Bien des gens aujourd’hui se lamentent de l’abandon de la foi et la pratique religieuse (chrétienne) - soit la sécularisation caractéristique de nos sociétés occidentales actuelles ; je suis porté à penser, au contraire, que c’est sans doute là une chance à saisir. Si bien qu’au lieu de m’efforcer à parler en termes de foi à rétablir, il m’importe d’échanger de façon plus vraie avec le monde d’aujourd’hui dans son délaissement de la foi – donc un échange laïc, séculier, d’humanité. Autrement dit, il m’importe de chercher et inventer une certaine qualité de relations humaines avec ceux et celles qui me sont donnés aujourd’hui dans leur abandon de la foi : il m’importe de chercher et échanger avec eux, la justesse des mots ayant profondeur de sens, et qui nous portent loin à penser, espérer et rêver la vie . (Tel l’aveu de Saint-Exupéry : ‘Nous avons connu, aux heures de miracle, une certaine qualité de relations humaines, là est pour nous la vérité’).
    Il se trouve qu’au 20ème siècle, nous avons connu un autre changement du même type qui nous permet de comprendre ce qui se passe avec l’abandon de la foi et la pratique religieuses. Beaucoup d’entre nous, il y a 50-70 ans, ont connu des relations en milieu communiste, où le parler ‘politiquement correct’ était étroitement borné dans la ‘langue de bois’ de ce milieu (les ‘Lendemains qui chantent’, l’Internationale…), tel un troupeau de moutons obligés de passer dans une même voie étroite ; et puis tout cela fut abandonné, si ce n’est les grands défilés impeccables de tous ces hommes et femmes dans le même uniforme. Or n’est-ce pas ce qui s’est passé avec la foi et la pratique religieuse d’hier et d’autrefois ? N’étaient-ce pas une voie commune et une tenue obligée, un même parler des choses de la foi, un ensemble commun de rites et pratiques ? Pour constater cela, il suffit d’assister à une messe de dimanche – tous en chœur : ‘élevons notre cœur – nous le tournons vers le Seigneur’.
    D’où la question : est-ce vraiment ce parler commun chrétien qu’il faudrait rétablir pour restaurer la foi commune d’hier ? Non, à mon sens, ce sont d’autres échanges et apprentissages qu’il nous revient de chercher et d’oser. Et c’est là que je vois la grande chance de cet abandon, de cette déconvenue, de cette désertion, et par là cette ‘table rase’ : les gens d’aujourd’hui, dans leur sécularité (et le vide de leurs églises), sont sans doute ‘désemparés’ dans leur solitude ; mais ils sont renvoyés à eux-mêmes, à leur responsabilité, à leur liberté, à cet impératif de trouver les mots qui leurs parlent personnellement, et d’adopter les dispositions à vivre qui leurs donnent du sens. A chacun son ‘petit feu’ de mots et repères, à chacun son ‘système D’ de ses convictions intimes. ‘Trouver seul sa morale et sa vérité’ avouait Camus (Le premier homme).
    Car n’est-ce pas là justement ce à quoi nous entraine notre modernité de société ? L’individualisme, la liberté, l’indépendance de pensée… là où, heureusement, se découvre une diversité infinie des hommes, des femmes, des enfants… chacun amené à répondre personnellement de ses convictions, ses affects, ses vécus, ses sentiments – c’est-à-dire leur foi, leur univers intérieur, leur ‘moi’ personnel, leur colloque intime avec leur Dieu. Fini le parler-uniforme communiste, fini le parler-commun et les pratiques communautaires de la foi religieuse, qu’elle soit chrétienne, israélite, musulmane….
    Grâce à cette sécularisation actuelle, massive et profonde, loin du troupeau moutonnier d’autrefois, chacun de nous est renvoyé à lui-même, chacun est invité à être lui-même dans ses convictions profondes, dans ses espérances, ses aspirations et attentes, ses désirs et ses souhaits, ses affinités propres – chacun est à même d’être personnalisé comme jamais. Chacun est amené à se situer et répondre dans le jeu relationnel qui le fait vivre, sa ‘famille’, le réseau des siens, son seul partage, là où évidemment c’est d’amour qu’il s’agit, c’est d’entente harmonieuse avec ses parents et ses proches, ses ‘attaches, ses relations. L’amour, notre seul partage.
    Car chaque ‘je’ n’est lui-même que dans sa correspondance à un ‘tu’. Et ce relationnel de base trouve sa forme la plus accomplie dans l’amour sexuel : dans l’humain ‘créé homme et femme’. Il s’amorce dès la petite enfance dans la dilection ressentie par le nouveau-né en présence du visage de sa mère, de son père. Puis il se diversifie dans ses autres relations d’affection, il s’approfondit dans ses amitiés, il s’enrichit dans ses relations d’élève à maître, de collaboration, de voisinage, de prière à son dieu – comme autant d’amours en partage, jusqu’à la forme la plus complexe et profonde qu’est l’amour sexuel. Et somme toute, n’est-ce pas là le meilleur et le vrai du ‘relationnel’ que le ‘religieux’ s’efforce d’entretenir, à force de ‘rassemblements’ (‘église’) et de ‘communautés’ ? On aurait oublié le relationnel qui personnalise vraiment : le ‘je’ et ‘tu’ à la base de toute personne, de toute liberté – chacun étant ainsi entrainé à être lui-même, reconnu et exprimé dans sa singularité propre, sa personne – sa relation à son Dieu.

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    Typique en ce sens : l’échange de Jésus avec la femme samaritaine venue puiser de l’eau à son puits. Il ose l’engager ainsi : ‘donne-moi à boire’ (le ‘je’ et ‘tu’ de base – la demande imparable dans cette culture de l’hospitalité). Puis l’échange avance dans des considérations domestiques qui importe à une femme : l’eau à aller puiser, ‘l’eau vive’ plutôt que l’eau d’un puits ; jusqu’à ce que Jésus la renvoie à elle-même en lui disant : ‘vas chercher ton mari’ ; elle se défausse parce qu’elle a eu cinq maris (façon de dire les infidélités des Samaritains avec le Dieu d’Israël) ; et voilà qu’elle interroge ce Prophète en lui demandant où est-ce qu’il faut adorer Dieu : au Temple samaritain sur la montagne voisine, ou au Temple de Jérusalem. Et Jésus de répondre : « Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne, ni à Jérusalem que vous adorerez le Père… L’heure vient - et nous y sommes - où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité, car ce sont là les adorateurs tels que les veut le Père. Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et vérité qui qu’ils doivent l’adorer » (Jean 4,21s)
    Cela renvoie à l’autre parole de Jésus invitant à prier discrètement, (et non pas en démonstration publique comme le Pharisien dans la synagogue) : « Pour toi, quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là dans le secret, et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra » (Mt 6,6). Et suit aussitôt la prière que Jésus apprend aux siens, le ‘Notre Père’ – une prière qui peut aussi bien être pratiquée seul ou qu’en communauté.

    Quant à la façon habituelle dont Jésus prie, c’est clairement de se retirer seul, la nuit, ou très tôt le matin, dans la campagne (comme ses 40 jours au désert). Seul. On ne le voit jamais prier au Temple, et encore moins offrir des sacrifices, tandis que ses disciples, dès qu’il les a quittés, se sont mis à fréquenter ‘assidument le Temple’ (Act 2,46) – et plus encore (en Act 3,1), ils y viennent ‘à la 9ème heure’ – c’est-à-dire à l’heure du sacrifice du soir.
    Comment se fait-il alors que l’Église ait tant insisté à rassembler ses fidèles dans des salles ad hoc pour la prière, des ‘églises’, ne faisant ainsi que poursuivre les rassemblements du Temple et des ‘synagogues’ ( sunagein en grec : conduire ensemble, rassembler) – l’Église, de ce fait, a rendu nulles les deux paroles de Jésus sur le nouveau régime de la prière (son individualisation solitaire et ’en esprit et vérité’, sans Temple) – et cela jusqu’aux rites de base de ces assemblées chrétiennes, les Eucharisties, les messes, qui sont des repas de communion de sacrifice symbolique, avec le Corps et le Sang du Christ, alors même que Jésus avait dit et redit : « Si vous aviez compris le sens de cette parole (de Dieu par son prophète Osée) : ‘C’est l’amour que je demande et non les sacrifices » (Osée 6,6 et Mat.9,13, répété en Mat 12,7)

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    L’amour, tel qu’il est employé dans cette citation par le prophète Osée (1), est au sens d’un amour conjugal passionné, telle qu’était imaginée et vécue par l’Israélite d’il y a 2800 ans, l’Alliance de Dieu avec son peuple. Cela devient le message vivant de ce prophète, disant, dans sa vie même, la fidélité de Dieu envers son peuple infidèle (adorant les Baals) ; voilà pourquoi Osée fut sommé par Dieu de prendre pour épouse une prostituée, de la laisser s’éloigner, et de la reprendre (ce qui va se rééditer avec Jésus et la prostituée venue le caresser).

« Paroles de Yahvé : ‘Je lui ferai expier ses jours des Baals… Je vais fermer son chemin avec des épines, j’obstruerai sa route… Elle poursuivra ses amants et ne les atteindra pas… Alors elle dira : ‘Je veux revenir à mon premier mari, car j’étais plus heureuse autrefois qu’aujourd’hui.’ C’est pourquoi je vais la séduire, la conduire au désert et parler à son cœur. Là elle répondra comme au jour de sa jeunesse, comme au temps où elle monta du pays d’Égypte. En ce jour-là – oracle de Yahvé – elle m’appellera ‘mon mari’… Je te fiancerai à moi pour toujours, je te fiancerai dans la justice et dans le droit, dans la tendresse et dans l’amour, je te fiancerai à moi dans la fidélité et du connaitras Yahvé » (Os 2,15-23). « C’est l’amour (hesed) que je demande, et non les sacrifices, la connaissance de Dieu et non les holocaustes »

    N.B. La connaissance dans l’hébreu de la Bible est l’expérience (concrète) par laquelle on entre en contact le plus étroit avec un être ou une chose ; elle ne fait pas appel, comme chez les Grecs, à l’intelligence, mais à l’engagement de toute la personne. C’est ainsi qu‘Adam connut Eve, sa femme’ (Gn 4,1)
Autre parole de Yahvé, selon Isaïe : « Ne crains pas, tu ne seras pas confondue… Car tu oublieras la honte de ta jeunesse… Car ton époux, ce sera ton Créateur dont le nom est Yahvé Sabaot… Oui, comme une femme délaissée, dont l’âme est désolée, Yahvé te rappelle. Répudie-t-on la femme de sa jeunesse, dit ton Dieu. Un court instant, je t’avais délaissée, mais ému d’une immense pitié, je te rassemblerai… D’un amour éternel j’ai pitié de toi… Car les montagnes peuvent s’en aller, mais mon amour pour toi ne s’en ira pas, mon alliance de paix avec toi ne sera pas ébranlée » (Is 54,4-10).
    N.B. L’alliance faite par Dieu avec Abraham, avec son peuple Israël, est irrévocable, éternelle, car la fidélité de Dieu ne peut dépendre des infidélités des hommes. C’est ainsi qu’est vécue, au long de la Bible, le Commandement d’aimer.
Parole de Yahvé adressée à Jérémie : « Je me rappelle l’affection de ta jeunesse, l’amour de tes fiançailles : tu me suivais au désert… Écoutez, maison d’Israël, ainsi parle Yahvé : en quoi vos pères m’ont-ils trouvé déloyal pour s’être éloigné de moi ? A la poursuite de la Vanité, ils sont devenus vanité… Ainsi parle Yahvé : Israël marche vers son repos… D’un amour éternel je t’ai aimée, aussi t’ai-je conservé ma faveur. De nouveau je te bâtirai, vierge d’Israël, de nouveau tu te feras belle avec tes tambourins, tu sortiras en dansant joyeusement… » (Jer.2,3s, et 31,1-3)
« Voici des jours, oracle de Yahvé, où je conclurai avec la maison d’Israël une alliance nouvelle. Non pas avec l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères, le jour où je les pris par la main pour les faire sortir du pays d’Égypte. Cette alliance, mon alliance, c’est eux qui l’ont rompue. Alors je vais leur faire sentir ma maîtrise : voici l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël… : je mettrai ma Loi au fond de leur être, je l’écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple… Ils me connaitront tous… parce que je vais pardonner leur crime et ne plus me souvenir de leur péché » (Jer 31,31).

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    Avec ces quelques citations bibliques, au long de cette Alliance tumultueuse entre Dieu et son peuple, on note bien que l’amour selon Osée (celui-là même que dira et redira Jésus comme ce qu’il demande), a été un ‘amour conjugal passionné’, alors que (selon le Dictionnaire du Nouveau Testament de X.Léon Dufour) il ressort que l’érôs (opposé à l’agapé) est déprécié comme un ‘amour passionnel’, et de ce fait, il n’apparait jamais dans le Nouveau Testament, à l’avantage de l’Agapé, la Philia, la Charité, la Miséricorde, l’amour du prochain, l’altruisme, la générosité, le dévouement, l’amour fraternel…
    Amour passionné’, ‘passionnel’ , incarné, amour charnel, spirituel… ? On n’échappe pas aux ambivalences du concret de l’hébreu de la Bible (à l’éloquence concrète d’un sculpteur) ; on n’échappe pas à ces résonances et enfouissements de sens qui donnent sérieusement à réfléchir.
    Le plus grand Commandement de la Loi retenu par Jésus, cite le fameux passage du décalogue de Moïse (Deut.6,5) : il se fonde ainsi dans la mémoire de la grande Geste de Dieu sauvant son peuple de la Servitude d’Égypte (‘J’ai vu, j’ai vu la misère de mon peuple qui réside en Égypte ; je suis résolu à le délivrer de la main des Égyptiens…’ op.cit.en tête du 20 du mois précédent) – ce grand amour de Dieu pour les siens, dans lequel s’inscrit le leur :
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit : voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mat. 22,36)

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    Cette ‘école de l’amour’ que sont les siècles de l’histoire biblique : le Premier Testament - la Première Alliance entre Dieu et son peuple, poursuivie et ‘accomplie’ avec la venue de Jésus de Nazareth, et par lui le Nouveau Testament, les paroles et gestes de Jésus, ceux de Paul (dont son ‘hymne à l’amour’ – 1Cor13), ceux de Jean (pour qui ‘Dieu est amour’ I Jn 3), suivis des paroles et gestes exemplaires de nombres de ‘saints’, de François d’Assise, de Thérèse d’Avila, de Luther King, etc.
    Depuis plus de 3000 ans, grâce à cette longue histoire c’est un apprentissage et un vécu de l’amour, c’est une ‘école de l’amour’ qui s’est approfondie dans l’Alliance tumultueuse et passionnée avec Dieu (id. avec la représentation que ces hommes et femmes ont entretenue et approfondie et intériorisée de l’exigence d’amour de leur Dieu) – c’est toute cette profondeur dont on oublierait aujourd’hui la Présence de Dieu, à cause de la sécularité qui nous imprègne – et pourtant cette Présence n’en n’est pas moins là - ce ‘Règne de Dieu’ dont Jésus disait qu’il n’y a‘pas à le chercher ici ou là, car il est au fond de vous’ (Luc 17,21). L’exigence d’amour du fond de nous ? Là où seul importe une qualité de présence, une ‘qualité de relations humaines’ qui est notre seule vérité, notre seul partage.

(1) Osée (en hébreu Hoshéa : ‘Dieu sauve’). Prophète originaire du royaume du Nord, au 8ème sc av.JC. Influencé, semble-t-il par ses propres déboires conjugaux, il est le premier à avoir compris que Dieu aime son peuple d’un véritable amour, qu’il est prêt à lui pardonner ses trahisons et ses infidélités : comme un amant trompé qui accepterait de reprendre une femme adultère ou prostituée, de reconnaître ses enfants bâtards, le Dieu d’Israël est un Dieu de tendresse et de fidélité. (Dict.culturel de la Bible. Nathan 1990).