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La Poste vient d’éditer un carnet de douze timbres intitulé : ‘Le nu dans l’art’. Douze statues de femmes nues (pourquoi pas des
hommes ?), depuis le Paléolithique, la Grèce antique, la Renaissance…
jusqu’au 19ème et début 20ème. Toutes posent
gentiment, sages et dignes, sauf la déesse indienne qui danse – joie de
vivre. Cette exception me donne à réfléchir – lorsque la statuaire est
révélatrice des cultures.
De fait, en Occident, depuis les Grecs (depuis la Vénus de Cnide, la Vénus
de Milo, le David de Michel-Ange…) il convient au sculpteur que son modèle
pose : debout ou assis ; il n’est pas question qu’il danse (excepté le
Faune dansant de Pompéi, ou l’Iris de Rodin). Si bien que comme modèles
dominants de statuaires, nous sommes empreints de figures sages, graves, et
pour beaucoup des figures de constance dans l’épreuve – rarement de danse
et joie de vivre, très rarement d’érotisme. On note bien que la statue de
femme nue, par différence avec la statuaire d’hommes, ne fut osée en Grèce
qu’au 5ème siècle (Vénus de Cnide), alors qu’à l’époque elle
était courante au Moyen-Orient, en petites idoles érotiques, remontant
ainsi à la Préhistoire.
Ce paysage statuaire occidental me semble résulter de plusieurs facteurs
dont j’ai pris conscience progressivement, au fur et à mesure de ma
sculpture : des facteurs culturels, et des facteurs pratiques.
1. Facteurs culturels : en marbre ou en bronze, une statue étant une œuvre
d’art ‘forte’, qui coûte cher et qui doit durer comme telle (rien de
l’imagerie éphémère de nos réseaux sociaux), et une statue étant
l’expression corporelle la plus proche des corps, pour cela on s’explique
que, de préférence, elle mette à l’honneur les figures les plus édifiantes et admirables de la société : la
figure du roi et des grands, celle des édilités (qui ‘édifient’),
celle des héros ; et là dessus s’est imposée, sur plus de 1000 ans en
Occident, la statuaire chrétienne, la figure du saint, celle du martyr, et
à la base, celle du Crucifié, jointe à celle de la Vierge Marie, Mère et
Piéta…. C’est donc dire, du moins durant cette ‘dernière couche’
d’aboutissement de culture chrétienne, le ton dominant de modèles
statuaires où la gravité s’impose, où les séductions érotiques de la femme
sont très mal venues (et cela déjà en Grèce) (Sauf les quelques
transgressions advenues à la Renaissance – où on note de premiers
accouplements, à Florence, mais en forme de dramatique de rapts, de viols –
toujours dans le sérieux).
2. Et pourtant, on sait qu’en arrière-fond de ce modèle culturel de
l’Occident, sur des millénaires du Moyen-Orient, en dissidence de la foi
biblique, il y eut la grande faveur d’idoles de beautés féminines :
parèdres des dieux, les belles déesses nues en plein érotisme –
habituellement sous forme de petites statuettes, pendentifs et grigris.
C’est bien là que j’ose penser que l’interdit biblique d’idoles (‘d’images sculptées’) et la chasse aux cultes de ces beautés
séduisantes, ont indéniablement ‘réajusté’ le rapport à Dieu (le
Monothéisme), mais ce faisant, malheureusement, ont exclu l’entrainement au
plaisir, la séduction de la femme, et cela jusqu’au cœur du Christianisme.
(Quand on sait que le Christianisme, par la voix de St.Paul, a réintégré en
force une figure jusque-là négligée en monde biblique : Eve, la femme nue,
le péché originel sexuel…). (Ensuite, s’ajoutera, l’apport de l’Islam :
l’interdit de toute figure… et la pudeur obligée de la femme).
3. Venons-en aux facteurs pratiques : ici on retient les Traditions de
métier : celle d’abord qui privilégie l’aspect statuaire, statique donc,
bien en pied et stable à jamais, verticale, sans même marcher ni être en
dynamique, sans même ‘se pencher’ (l’heureuse façon biblique de
dire ‘la présence’ (1)). Et dans le même sens, il s’agit de
travailler sur modèle qui pose (‘ne bouge plus’) ; toutefois, si
vénérable soit-elle, cette pratique de la pose se trouve périmée par
l’usage de la photo au 20ème siècle : car autant l’apprentissage
de la sculpture doit évidemment passer par l’observation et la restitution
de modèles qui posent (mes cinq années d’atelier de 80 à 85), autant par la
suite, les possibilités modernes des photos dispensent de cette façon
traditionnelle. (Et je dirais qu’il faut aussi reconsidérer l’usage
traditionnel de dessiner avant de sculpter, de s’assurer de son dessin pour
mieux prévoir sa sculpture, de penser 2D et non pas voir et envisager d’emblée en 3D – lorsque la prévision risque de
tuer la vision). En clair, jusqu’à il y a un siècle, les sculpteurs étaient
tous contraints de faire poser leur modèle (on imagine Rodin faisant poser
‘Iris’), de telle sorte que toute la statuaire était issue d’une gamme très limitée de poses,
alors qu’aujourd’hui, bien plus larges et diverses, ce sont des milliers de
gestuelles et d’attitudes que délivrent enfin les photos… - invitant
le sculpteur à savoir y faire son regard et son ouvrage. Danse comprise.
4. S’ajoutent à cela des facteurs culturels de notre 20ème
siècle : la sécularisation très forte de notre société aurait dû libérer
l’artiste des modèles dominants de Chrétienté infléchissant la gravité et
excluant les plaisir d’érotisme. Mais on sait que les représentations ont tendance à perdurer malgré la réalité, et
force est de constater que les réticences avec le sexe entretenues par le
Christianisme, ainsi que le dolorisme (aggravé récemment par la Shoa), ont
fait en sorte qu’il est de bon ton, pour l’artiste contemporain, d’être
témoin de la dramatique du monde, excluant ainsi le bonheur de son œuvre,
la joie de vivre – à commencer par le plaisir de la femme – la grande
perdante de ces intransigeances passées et modernes – cet élitisme de
l’art. C’est ainsi qu’on constate la triste pudeur imposée récemment par le
Marché de l’Art en pays d’Islam, voire aussi la pudeur aux USA. (Et c’est
ainsi que la grande Tradition des heureuses expressions de féminité chez
Daum, se trouve obligée de se restreindre, de se faire très prude, pour
convenir à ces Marchés – femmes nues interdites).
5. Somme toute donc, de ces longs héritages culturels et de pratiques, on
s’explique la prévalence d’un modèle de fond en Occident touchant la
sculpture de la femme : qu’elle soit habillée ou nue, elle se doit de
garder la réserve et la pudeur (quasi religieuse) qui l’écarte de toute
joie et plaisir en son corps : une fois statuaire, elle se doit de poser,
en toute gravité, elle semble être exhibée sans le plaisir d’être nue.
6. Mais en tout cela, n’est-ce pas là alors l’inflexion culturelle depuis
‘la nuit des temps’, qui résulte du fait que cette statuaire fut d’abord
œuvre d’hommes (la grande majorité des sculpteurs jusqu’à il y a peu) ?
Soit donc tout à la fois l’homme sculpteur et le commanditaire et le public
perpétuant, à leur insu et malgré eux, cette tenue en infériorité de la
femme – le ‘sois belle et tais-toi !’. Jusqu’à l’édition de ce
carnet de 12 timbres-poste intitulé ‘le nu dans l’art’ et pour
cela douze statues de femmes, nues.
(‘Peut-on échapper à la domination masculine ?’
Hors série de l’Obs Juin 2019).
*
Lorsque la sculpture m’est venue, sur le tard, à la quarantaine, ayant déjà
quelque peu traversé et éprouvé ces données culturelles et de métier
touchant l’expression de la beauté de la femme, clairement, pour moi, en
venant à la sculpture, ce fut d’emblée, vigoureusement et d’abondance de
plaisir, la recherche de formes d’expressions qui soient libres de ces contraintes culturelles et qui donnent ainsi au plus
heureux de la présence de la femme – sachant, pour l’avoir vécu et le
vivre, que sa véritable beauté tient au plaisir d’aimer et être aimée, et
cela en privilégiant cette forme d’art (le marbre, la terre, le bonze)
parce qu’elle me semblait la plus apte à ces rendus de beauté, en étant le
plus corporel des arts.
En cela, il y avait longtemps que j’étais attentif et admiratif de la
culture indienne, à commencer par la prégnance d’amour des poèmes-prières
de Tagore (L’offrande lyrique et la Corbeille de fruit) : une
façon de s’adresser à la Présence infinie de sa vie où tous ses vécus
d’amour de la femme entrent en heureuse résonance – autant de choses
absentes des prières bibliques et chrétiennes… comme de la Grèce antique…
et donc de notre fond culturel occidental – expliquant ainsi notre modèle
statuaire.
Ainsi je reste toujours étonné en redécouvrant la profusion, la luxuriance
des formes d’expression érotiques épanouies dans la sculpture indienne –
tellement différentes des profusions érotiques damnées de Rodin. (Ainsi
l’exclamation de François Cheng après avoir longuement visité mon atelier
en 2000 :
‘Votre sculpture chante, Monsieur Coste, c’est une sculpture heureuse’
– il y a beaucoup de mouvement et dynamique dans mes modèles de femmes, et
clairement de la danse dans mes séries de gitanes).
Je renvoie donc à ce que j’écrivais il y a dix ans dans ce site : d’une
part, la page 53 avec les propos de Marguerite Yourcenar, et d’autre part,
le 20 du mois de mars 2009, sur la Pierre en Inde, où «
on pourrait dire, en résumé, que la Chine et le Japon du Taoïsme sont
le monde de la pierre discrète, et l'Inde de l'Hindouisme celui de la
profusion extérieure fortement marquée d'érotisme…. »
« …Ainsi l'Inde, dans sa surabondante sculpture de pierre, sa statuaire
à foison - l'Inde de l'Hindouisme aime se raconter les grands récits
mythologiques où il arrive mille aventures aux héros et aux dieux, dont
beaucoup, beaucoup d'aventures amoureuses, quantité de séductions
féminines, de nudités. Certes depuis notre culture européenne nous
dirions une obsession érotique. Mais qui sait si pour les Hindous ce
n'est pas un comportement de santé qui intègre naturellement ces choses
basiques de la vie ? »
Pour citer encore la page 53 du site : «
Dans la comparaison des mythes érotiques de l'Inde avec ceux de
l'Occident, Marguerite Yourcenar souligne combien la volupté est
librement déployée ici, tandis que là elle est toujours frappée de
dramatique - Krishna parmi les bergères, contre Dyonisos, Orphée, le
Bon Pasteur, etc. Dans cette comparaison, on mesure aussi combien en
Inde la volupté se trouve mieux rendue, ressentie et transmise par la
sculpture que par d'autres formes d'art ; là où l'auteur remarque que
"plus s'est développée dans l'art une sensibilité proprement hindoue,
plus l'érotisme s'est installé dans l'expression des formes »
*
Les Apsaras
.
Sur le timbre-poste reproduit ci-dessus, c’est la déesse indienne parèdre
de Shiva : elle réplique la danse de Shiva, dieu de la danse. Quant aux
apsaras, elles sont, par millions, des nymphes célestes d’une grande
beauté, nées du dieu Brahma. Elles charment les dieux par leurs danses
voluptueuses et leurs chants.
Capables de changer leur forme à volonté, elles sont ‘celles qui se meuvent dans les eaux’ (apsara : de ‘ap’ : eau, rivière, et ‘sarati’ : coule vite) – nées du ‘barattage de la mer de lait’ (au Temple d’Angkor Vat). Les
apsaras sont ainsi représentées en tant que danseuses et célèbres pour leur
beauté ; leur équivalent en mythologie grecque seraient les néréides, les
nymphes marines. Grande tentatrices, elles émergent des eaux pour séduire
les hommes : ceux qui les repoussent deviennent fous, tandis que ceux qui
les acceptent comme maîtresse ou comme épouse gagnent l’immortalité.
(Grande différence avec l’Eve biblique… mais grand succès du tourisme
sexuel actuel en Thaïlande – sachant que leur danse est toujours enseignée
et pratiquée).
Autres différences : l’Eve biblique est nue, les apsaras sont très
richement vêtues – sauf leurs seins. Eve est unique (comme Gaïa, Pandore,
Vénus…), là où les apsaras sont des millions ; c’est ainsi qu’elles
surabondent dans la sculpture des divinités dansantes d’Angkor et surtout
des temples de Khajurâho – voire le 20 du
mois de mars 2009, citant Max-Pol Fouchet (L’art amoureux des Indes.
Gallimard 1957) :
« Les Apsaras
ont ici dans leurs attitudes une impudeur davantage élaborée, une
préciosité qui les fait moins 'humaines' et plus divines, comme il
convient, d'ailleurs, à leur origine. Khajurâho offre au regard un
peuple d'images féminines parmi les plus parfaites qui soient, mais
leur perfection même s'accompagne d'afféterie, de mièvrerie. De
certaines on dirait qu'elles sont 'sophistiquées'. Ce n'est pas
amoindrir leur charme : on ne se lasse pas de contempler, entre mille
autres, l'Apsara qui se farde les paupières de kajal, le kohl indien,
ou celle qui retire de son pied une épine. Le décor voluptueux des
monuments n'est jamais 'obscène'. L'obscénité n'apparaît qu'avec la
laideur. Or la représentation érotique se pare en Inde, même au niveau
du réalisme humain, d'une extrême beauté plastique... Qu'on le veuille
ou non, l'Inde brahmanique vit en familiarité constante avec l'acte
sexuel. Il est le fait habituel des dieux ».
Je concluais ainsi ce 20 du mois sur ‘la pierre en Inde’ : Depuis
notre culture occidentale de Chrétienté, depuis notre Modernité d'art
laïque, en ses formes abstraites ou conceptuelles, avares et frigides de
figures, et nulles quant à la sensualité, il nous est difficile de
comprendre et sentir l'art de l'Inde de l'Hindouisme, l'art d'un peuple
profondément religieux, l'art d'une religion où la forme est la
manifestation du Sans Forme, où le Sans Forme est source de toutes les
formes, où l'œuvre d'art a son origine dans l'Indifférencié et y intègre le
croyant lorsqu'il use d'elle pour se libérer de l'illusion. Ici le corporel
joue plein jeu, l'Art se déploie en surabondance pour que la Vérité prenne
forme au regard et au toucher de ceux qui ne savent la découvrir dans sa
nudité : l'Art sert la Vérité, plus encore la désigne, en même temps qu'il
se dénonce.
(Par différence, il faut reconnaître combien notre Modernité
occidentale entretient un rapport ambigu et coincé avec la figure, le
figuratif, la statuaire. Preuve que le fonctionnement Hindou de l'art
nous est totalement étranger. D'où la question : avares et rétifs que
nous sommes à donner profusion et sensualité de formes d'art qui
restituent généreusement l'intériorité des êtres et du monde, cette
ladrerie n'est-elle pas celle-là même de notre maladresse à donner
forme et sensualité exprimant nos états intérieurs, nos débats du cœur
?)
(1) L’hébreu de la Bible, langue concrète, ne sait exprimer l’abstrait de
la
présence
que par la gestuelle :
‘visage tournée vers’
, penché, comme celui de la mère allaitant son enfant. Ma sculpture de
Jeanne d’Arc est non seulement en dynamique, penchée en avant, mais son
visage est penchée vers ceux qui l’abordent, contrevenant ainsi aux
consignes du Concile de Trente aux Artistes : faire des saints le visage
vers le ciel ou l’horizon. Quant à ma
‘Marine’
, l’usine Daum l’a redressée sur son socle,
verticale
donc, et non plus penchée en avant, comme mon modèle. La Tradition
statuaire l’a ainsi emporté : femme sage, statique
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