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20 avril 2020 : "2000 ans de Christianisme : une religion dépassée ?"
20 mai 2020 : "l'inconnue, à l'épreuve du coronavirus"
20 juin 2020 : "'Là où on ne peut pas aller plus loin' : les mégalithes"
20 juillet 2020 : "parier dans l'inconnue"
20 août 2020 : "une génération après l'autre, les vies humaines et leur éternité"
20 août 2020 : "l'altérité des autres pour moi"
20 octobre 2020 : "l'émerveillement"
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l'intérrogative

Peinture : Laetitia Guillon

    La dilection du nouveau-né – ses longues dilections lorsqu’il tète sa mère : tout à la fois le plaisir de savourer son lait, d’être tendrement pris dans ses bras, de toucher sa poitrine et d’être fasciné par son visage penché sur lui’ (soit un vécu inconnu des animaux et la façon concrète dont la langue hébreu dit la ‘présence’), l’aménité de son regard et ses mots, de son sourire, de son chérissement d’amour. (Aurait-on pris toute la mesure et les conséquences de ce grand bouleversement répété – de cette positivité initiale des vies humaines, infiniment plus que les animaux).

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    Après que Dieu ait créé l’humain : ‘homme et femme à son image’, selon le 1er chapitre de la Genèse, dans le 2ème chapitre, voilà qu’Adam se retrouve seul, sans vis-à-vis ; et Dieu de dire : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, je veux lui faire une aide contre lui – littéralement : un vis-à-vis semblable » (visage à visage, face à face, façon pour l’hébreu, langue concrète, de dire « présence à présence ») « Dieu crée alors toute sorte de bête des champs et tout oiseau du ciel qu’il amena à l’homme… pour qu’il les désigne ‘êtres vivants’… Mais pour lui-même, l’homme ne trouva pas le vis-à-vis qui lui soit accordé… Alors Dieu crée ‘à son côté’ une femme qu’il lui amène. Et l’homme de s’écrier (son premier émerveillement) : ‘Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair’ »

    (N.B. Les traductions habituelles de la femme en ‘vis-à-vis accordé’ sont ‘une aide contre lui’, façon de dire ‘proximité et opposition’, ‘semblable et autre’ – l’aménité désirante et l’altérité énigmatique de la relation sexuelle.
    « C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair » (v.24) (chair étant en hébreu, l’être tout entier vu de l’extérieur, et l’esprit, vu de l’intérieur). Leur plein émerveillement l’un de l’autre où doivent se rééditer leurs dilections de petite enfance – désormais la source première de leur émerveillement.

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    J’emprunte ici, pour dire l’émerveillement, les mots de Claire Lesecrétain « Il y a quelque chose de mystérieux dans l’émerveillement » (www la croix.com/Archives 2009). « L’émerveillement, c’est un étonnement, une surprise, un éblouissement devant quelque chose qui nous dépasse ou nous dépossède d’une manière réjouissante. On est pris, capté, ravi, dans les deux sens du terme ».
    « Dans la contemplation, poursuit l’auteure, il y a l’idée d’être absorbé par ce que l’on contemple, de s’y plonger jusqu’à s’y oublier. Tandis que dans l’émerveillement, l’objet qui émerveille permet un retour à soi qui est accroissement, intensification, expansion d’être. Ce qui m’émerveille, crée une faille heureuse, élargit quelque chose en moi. Comme les yeux qui s’écarquillent devant ce spectacle. Le verbe s’émerveiller traduit bien cette ouverture intérieure du sujet, comme une éclosion ou une exaltation, un peu comme on s’élève à un niveau supérieur…. Et puis, dans l’émerveillement, il y a aussi une sorte de dépaysement, de contraste avec mon état d’esprit ».
    « Après l’émerveillement, il reste une curiosité, un questionnement parce qu’on veut comprendre la source de ce qui nous a émerveillé…. Un questionnement mystique, métaphysique dont j’ai pris conscience, non sans vertige, devant l’infini du monde… J’ai rencontré l’approche chrétienne en travaillant notamment la notion d’intériorité … Un caractère joyeux est moins vulnérable aux blessures de la vie, comme le disaient déjà les philosophes de l’Antiquité… »

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    Ainsi, chez Spinoza, l’importance de la joie : comme un accroissement d’être qui augmente la puissance d’agir, comme le passage à une plus grande perfection. Sachant toutefois que cette joie relève, chez lui, d’un effort (‘conatus’). On dira aussi en ce sens ‘se réjouir’ , et non pas ‘être en joie’. Et de même qu’on dira ‘s’émerveiller’ : pour dire quelque chose de décidé, de volontaire, d’un effort pour cela – alors que, par différence, nous avons vu le nouveau-né ‘être émerveillé’ dans les bras de sa mère, sans effort, dans sa naïveté, sa candeur. De même qu’on parle du santon ‘le Ravi’ dans la crèche – un état béat, extatique, demeuré.
    Je remarque alors, quant à Spinoza, que dans les deux livres de Frédéric Lenoir, l’un, ‘Le miracle Spinoza’, l’autre, ‘La puissance de la joie’, il s’avère clairement pour lui, que la joie atteint une puissance en étant le fruit d’un effort, donc une fierté de sa part – là où on soupçonne une forme d’orgueil contraire à l’humilité biblique – orgueil qui me semble fort méprisant envers tous ceux qui n’ont pas cette chance – qui se débattent comme ils peuvent dans leurs jours ternes ou de tristesse.

    Jésus, dans ses tout premiers mots d’annonce de la ‘Bonne Nouvelle’ (l’Évangile), commence son ‘Sermon sur la Montagne’ par les ‘Béatitudes’ : ‘Heureux, heureux…’. Sachant que ce ne sont pas là des joies poursuivies pour elles-mêmes (à force d’efforts), mais les fruits de dispositions à vivre accordées au nouveau sens de la vie en présence de Dieu : « Heureux les pauvres en esprit, Heureux les humbles, Heureux les cœurs purs, Heureux les affligés… » (Mt 5,3-11)

    Ce point m’est très sensible parce qu’on rejoint ici l’état de joie et d’émerveillement que peut montrer et entretenir le croyant – je pense ici au chrétien : où on devine parfois des plis d’effort pour sourire à la vie qui m’interrogent sur leurs sources – quelque chose d’un peu niais comme le Ravi. <
    Toutefois, il reste à vrai dire que les façons d’être en joie et émerveillé sont très diverses (parmi les croyants et les non-croyants) : Saint Paul, François d’Assise, Mère Thérésa, Luther King… (j’ajouterais Barak Obama… et Spinoza) – et il reste finalement, que pour nous qui venons après ces grands modèles d’humanité, chacun de nous, de façon personnelle et unique, est amené à s’ouvrir lui-même à cette candeur d’émerveillement, à cet optimisme profond venant affleurer dans la clarté de son visage et son regard - sa présence.

    « Laissez les petits enfants venir à moi, disait Jésus ; car le Royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent » (Mat 19,14) – candeur première de leurs émerveillements.

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    En tout cela, je dois reconnaitre que ma pratique de la sculpture a été une excellente école d’émerveillement (et par là de présence). Car que se passait-il ? Devant chaque nouveau bloc brut de marbre tiré du torrent, chaque fois unique, il importait que je sache l’envisager (me mettre en vis-à-vis) au plus heureux de lui-même, afin que ma taille en restitue la beauté latente, la rende à elle-même, et ainsi m’accorder à cette beauté, lui correspondre. C’est dire aussi la meilleure école de la correspondance aux autres dans nos échanges : à base d’une positivité d’émerveillement qui s’accorde à l’autre si bien que celui-ci se sente rejoint et compris. (Telle l’aptitude pédagogique remarquable de mon père auprès de ses élèves, lui dont justement on disait le regard d’émerveillement).
    Comment s’étonner alors qu’en passant de la taille de ces marbres abstraits au modelage de mes terres semi-figuratives (destinées aux tirages en bronze), ce soit alors essentiellement des rendus de la beauté de la femme dans son bonheur d’être aimée et d’aimer. Le premier regard émerveillé d’Adam sur la femme que Dieu lui présente.
    Ce faisant (serait-ce à mon insu et malgré moi), il m’importe de ré-émerveiller les regards de ceux qui abordent ma sculpture : l’auriez-vous oublié, voici comment sont les femmes aux plus heureuses d’elles-mêmes, toutes fraîches créées des mains de Dieu – avant qu’Ève et Adam viennent se fourvoyer et fausser leur donne.

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    C’est ainsi que la donne de ma vie coule de mes mains en aval du compliqué de mes passés, et cela depuis les dilections émerveillées de ma petite enfance. ‘Au jour le jour, chemin faisant’, spécialement avec l’âge, de petits efforts me reviennent pour positiver quand même ma vie, pour m’émerveiller, malgré les fatigues, pesanteurs et contrariétés – mais point trop d’efforts et de volontés qui risqueraient d’accuser des plis d’artifice à cet émerveillement et ce cœur à vivre. Puisqu’il revient à chacun de s’accorder à sa simple condition humaine, sa simple humanité.
C’est donc le ‘petit feu’ de ma vie que j’entretiens ainsi, au jour le jour : où j’aime dire, plutôt qu’émerveillement, ma simple gratitude confiante dans la présence des miens – présence sans fond – au plus mystérieux de mon émerveillement.

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    J’aborde alors un tout autre constat de ce que devient l’émerveillement, la soif d’émerveillement qui habite les hommes depuis leur petite enfance.
    Au commencement, l’émerveillement est ‘miracle’ (‘mirabilia’) : né au plein Ciel de la petite enfance, c’est une aptitude des plus mystérieuse - je dirais un plein regard, une pleine présence et accordance au miracle de la présence du monde. C’est une aptitude qui murit alors chez l’enfant et qui lui demeure un certain temps (voire d’avantage chez certains êtres) ; mais une capacité qui s’atténue avec l’âge, si bien que, dès lors, elle n’est à même de se renouveler qu’à force d’efforts (‘Si vous ne redevenez petits enfants’ disait Jésus), et si bien qu’inéluctablement, ce vécu premier va se muer progressivement en besoin insatiable de sensations diverses qui tiennent lieu de cette expérience première de présence – un besoin qui, heureusement pour certains, trouvera un apogée dans la rencontre amoureuse (présence à présence). N’est-ce pas Camus, dans « l’Eté », qui rappelle l’importance «…de rassasier les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche, je veux dire aimer et admirer » ?

    ‘Besoins et soifs insatiables’ : comment s’étonner que le profit intraitable de notre société de consommation se jette sans vergogne sur l’affaire ? Si ce n’est qu’en fait de ‘présences’, ce ne sont que matérialités de biens et de services – et donc déception profonde : ce ne sont que fêtes et feux d’artifice, cadeaux de Père Noël, bagnoles, animations sur nos écrans, jusqu’aux chansonnettes d’antan serinées en EPAHD, etc. Toutes choses comme le ‘fruit défendu’ qu’Ève présente à Adam en tentation, au lieu de se donner à lui – à l’émerveillement de sa présence.
    Aimer et admirer.