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Bonnard : la toilette
'Elle, par bonheur,
est toujours nue'

    nu : ce mot bref et concis de la langue française : deux lettres côte à côte, têtes bèches. Mot en usage habituel comme adjectif (nu, nue, nus, nues), et moins souvent comme nom (masculin), tel ‘le nu’, comme genre artistique que Kenneth Clark a magistralement traité en 1956 – ‘The Nude’ – poche français 1998 (1).
    Puisqu’à l’évidence, dans ma sculpture, j’use et j’abuse de nudités, il convient que je m’en explique – ne serait-ce que pour dire combien je m’écarte du classique Kenneth Clark.

*

    Chez moi, la nudité a pris d’abord sens dans ma démarche même de sculpter mes marbres, puisque ‘sculpter’, comme ‘scalpel’, signifie ‘ôter’ de la matière jusqu’à arriver à la ‘peau nue’ de ces marbres - devenus ainsi agréables à caresser. Plus encore, je m’en suis expliqué, avec mes marbres naturels et sauvages, il s’agit chaque fois, d’une beauté latente qu’il me revient deviner et de ‘rendre à elle-même’, de restituer.
    Toute autre ma démarche lorsque je modèle une terre en vue d’un bronze, car dès lors j’ajoute et ôte de la matière jusqu’à arriver à la forme souhaitée – sachant que dans la dernière phase du bronze, sa ciselure, il s’agit bien d’un travail de sculpteur qui ôte de la matière jusqu’à arriver au lisse et tendu semblable à la surface des marbres.

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    Deux démarches de sculpture – et voilà que ce bonheur de ‘mettre à nu’ s’est avivé dans ma prédilection de rendre la beauté de la femme et du couple. Ce que résume cette interrogation d’une visiteuse de mon atelier sur mon livre d’or : ‘Qui du sculpteur ou de l’amoureux l’emporte ?’. Tel encore le titre du livre : ‘Elle, par bonheur et toujours nue’ - ce petit livre sur Bonnard par Guy Goffette (1998) – lequel écrit : « entre la beauté que vous, Pierre Bonnard, m'avez jetée dans les bras, sans le savoir, et celle que vous avez aimée au long de quarante-neuf années, il y a un monde, ou ce n'est pas de la peinture. Il y a un monde et c'est l'aventure du regard, avec ses ombres, ses lumières, ses accidents et ses bonheurs ».
    Car n’est-ce pas la banalité du quotidien que nous livrent les toiles de Bonnard, un peu comme celles d’Edward Hopper à la même époque aux USA, mais ici, en Provence, quel éclat, dans les chatoiements de couleurs, à l’avantage de Marthe, la petite vendeuse de fleurs ?
    Car le commun des jours d’un homme et d’une femme aimants (leur quelconquerie), n’est-ce pas cette forme d’humanisation, de désacralisation qu’opère la peinture de Pierre Bonnard, spécialement dans les nus de Marthe, par dizaines (2), en évitant habituellement le visage, en évitant surtout de ‘peaufiner’ quelque perfection classique du nu (‘peaufiner’ : fignoler, apporter un soin minutieux… à peau nue). Je dirais : là où le peintre classique entend maîtriser son motif, son nu, Bonnard suggère et donne ainsi à sentir que l’essentiel nous échappe).

    Cette touche propre de Bonnard dans ses dessins et peintures de nus de son épouse (je dirais cette indépendance, cette différenciation typiquement Impressionniste), m’est très sensible lorsque je suis aux prises avec mes terres et mes bronzes de femmes en leur nudité – si ce n’est que là où Bonnard imprime en nous une certaine gravité, sinon tristesse (puisqu’il rejoignait Marthe dans sa fatigue – sauf sa mise en fête avec ses chatoiements de couleurs, et sauf ses heureux cadrages du quotidien), pour ma part j’ose délibérément exprimer dans mes sculptures le calme ou le plein bonheur de femmes aimés et aimantes – ‘Luxe, calme et volupté’. Et que m’importe alors la quête d’une belle œuvre d’art, puisque seule compte l’expression d’une présence aimée et aimante – serait-ce seulement en souvenir ou en imaginaire. Et clairement, c’est bien là, dans cette positivité, que Bonnard m’est tout proche. Tels ces mots d’Alice Zeniter : « Il pensa avec surprise que la nudité est toujours belle peut-être. C’était comme si les corps retrouvaient leur plein sens, débarrassés des obligations sociales des vêtements ». Ou encore, la lucidité de Pasolini : « Le corps nu est le plus vrai, son étreinte est le seul pont qui puisse être jeté sur l’abîme de solitude qui nous sépare les uns des autres ».
    Telle la peinture de Pierre Bonnard dans ce qui pouvait le séparer de Marthe. Telles mes sculptures de nus dans mon aspiration à rejoindre et exprimer l’inatteignable de la présence aimée

    (Quand on sait que la présence est d’une importance très sensible dans la Bible, nos présences d’humanité par lesquelles s’éprouve l’insaisissable Présence de Dieu – mais que néanmoins il s’avère que cette réalité si importante n’a pas de mot pour se dire (comme Dieu) car la langue hébreu n’est que concrète ; et par conséquent, cette présence s’exprime concrètement et s’incarne en se disant ‘ face’, ‘face tournée vers’ - d’où on peut comprendre l’importance pour moi de cette présence concrète qui est tant attendue de ma sculpture – cette éloquence de présence à laquelle aspirent mes mains et que peuvent soupçonner ceux qui l’abordent – et cela, dès lors que, plus entière et vraie que le seul visage (la figure, la face que j’abstrais au plus sommaire), c’est la nudité entière du corps qui importe et se livre – le nu : l’incarnation, l’éloquence de la chair).

(1) Le nu est un genre artistique qui consiste en la représentation du corps humain dans un état de nudité . En bref, on constate que les nus féminins sont fréquents dans la Préhistoire et le Moyen-Orient ancien, puis les corps masculins en Grèce, puis les nus féminins dans l'art européen depuis le XVIIe siècle. <
    Kenneth Clark, en introduction de son ouvrage : « La nudité, c’est l’état de celui qui est dépouillé de ses vêtements ; le mot évoque en partie la gêne que la plupart d’entre nous éprouvent dans cette situation. Le mot « nu » en revanche, dans un milieu cultivé, n’éveille aucune association embarrassante. L’image imprécise qu’il projette dans notre esprit n’est pas celle d’un corps transi et sans défense, mais celle d’un corps équilibré, épanoui et assuré de lui-même : le corps re-modelé ». (p.19).
    Dès les tous débuts de ma sculpture, en novembre 1980, j’ai eu maille-à-partir avec cet enjeu du nu artistique. Je prenais des cours dans un atelier avec modèle qui pose, et c’était une femme un peu fatiguée par l’âge et que je m’efforçais de reproduire ; et voilà que passe la professeure qui objecte en me disant : ‘ce n’est pas ça ‘ la forme antique’, et voilà qu’elle taille sérieusement dans les hanches de mon modèle. Évidemment je quittais aussitôt cette étrange école où l’idéal de l’Antique prime sur la donnée réelle des corps.

(2) ... « C’est Marthe qui éveille l’amour et le désir chez l’artiste. Elle devient toute sa palette et se révèle la seule inspiratrice du nu dans son œuvre. Qu’est-ce qui différencie le nu chez Pierre Bonnard du nu chez ses contemporains… Chez Picasso, il n’y a pas de ‘suggéré’, mais une appropriation du sujet. Chez Pierre Bonnard, l’amour triomphe par le ‘non-dit’…. (Chez lui) la pudeur et l’érotisme représentent les deux facettes d’un même sentiment. On dirait qu’il est un peu freiné dans son approche du nu. En fait, ce n’est pas un frein, c’est une façon de voir, une façon d’approcher, une sorte d’adolescence pudique… Trop montrer pour lui revient à détruire le désir qui oscille vers le cannibalisme. Comme sans doute chez Picasso. » (Gilles Benty. Bonnard. Inédits. 2003)