Un maître Indou racontait à son disciple l'histoire du manguier : " Si on frappait ce grand arbre que voici à la racine, tout en perdant de sa sève, il continuerait de vivre. De même si on le frappait au tronc, ou si on le frappait au sommet, tout en perdant de sa sève, il continuerait de vivre. Pénétré par l'âtman (l'âme), et vivant (jiva), aspirant avidement les sucs de la terre, il demeure en joie ". (Chândogya-Upanisad. 6me lect.)

   Cette conclusion m'étonne vivement et vient en écho du Tao : " Tout homme porte sur son dos les ténèbres et serre dans ses bras la lumière ". M'étonne cette façon de mettre l'attention et le cœur dans ce qui donne avidité et goût à vivre, lumière et joie, plutôt que de ressasser l'adversité et l'épreuve dont on a été victime ; alors qu'à l'inverse, en Occident, nous sommes d'un héritage culturel (grec et judéo-chrétien) qui se fait devoir de remémorer les coups et blessures dont l'arbre a été frappé. Ne dit-on pas que ces peuples d'Asie éprouvés par le Tsunami se reprendront beaucoup plus vite que ne le pourraient des occidentaux ? Preuve, l'interprétation de ce conte que j'entends après cette lecture : ce serait là " l'opposition universelle plaisir/douleur, prospérité/malheur ". Oui, sans doute, en quantité, sur le plateau d'une balance ; mais la différence est évidemment dans la disposition à vivre : ici, en s'adonnant avidement aux sucs de la terre (en faisant de mauvaise fortune bon cœur), alors que là ce sont les blessures indéfiniment ressassées.

   La femme la plus empreinte de tristesse que j'ai jamais sculptée, " la femme recueillie ", m'a été commandée, en 1983, après la mort de ma mère, par son frère, d'après un modèle en terre. Toutefois, œuvre de résilience, j'ai mis deux ans à pouvoir la tailler pour lui donner un autre sens que seulement le deuil : lui donner aussi, selon la même forme, le sens d'un recueillement, d'une sérénité, d'une aspiration à vivre comme un bouton prêt à éclore. " Aspirant avidement les sucs de la terre… ".